Sur le papier, le plan adopté par la cellule chargée des opérations extérieures de l’État Islamique, consistant à infiltrer les opérationnels du 13 novembre dans le flux de centaines de milliers de migrants en train de se déverser de manière incontrôlable sur l’Europe à partir de l’été 2015, peut paraître simple, encore fallait-il s’assurer en amont d’un itinéraire fiable à emprunter en toute sécurité. C’est le rôle qui a été dévolu au jeune Bilal Chatra. Bilal Chatra n’était pas dans le box des accusés au procès des attentats du 13 novembre. Il a été jugé, en compagnie d’Ayoub el Khazzani, Redouane Debar, et Mohammed Bakkali, dans le cadre d’une autre procédure, pour son rôle dans l’attentat manqué du Thalys du 21 août 2015, et condamné à 27 ans de prison au terme de ce premier procès qui s’est tenu à la fin de l’année 2020. Le travail de repérage qu’il a accompli en cette occasion a néanmoins été essentiel dans le succès de l’opération du 13 novembre 2015, trois mois plus tard, raison pour laquelle nous l’intégrons à cette galerie de portraits. Il a été auditionné par visioconférence le 3 mai 2022 au procès des attentats du 13 novembre, se réfugiant, comme Mohamed Bakkali, derrière son droit au silence, se contentant d’un laconique « J’ai rien à dire, je garde le silence », mais a été beaucoup plus prolixe lors du procès du Thalys. L’essentiel des informations dont nous disposons le concernant nous viennent donc de ces six semaines de procès, synthétisées par l’Association française des victimes de terrorisme, qui les a mises en ligne sur la toile ( 1/ 2/ 3/ 4).
Bilal Chatra, 18 ans au moment des faits, est le plus jeune de tous les opérationnels de la cellule du 13 novembre, précédant de deux ans Hamza Attou, l’un des deux « chauffeurs » de Salah Abdeslam le matin du 14 novembre 2015. Il est né le 18 mai 1996 en Algérie. Il n’a jamais connu son père, décédé avant sa naissance, et l’on ne sait rien sur sa famille, dont il a refusé de donner les coordonnées, afin de la laisser en dehors de tout cela. « Enfant de quartier » à ses dires, c’est-à-dire des rues, avec peu de repères parentaux, il n’a pas poussé très loin sa scolarité, se justifiant ainsi : « Mon objectif était de savoir lire et écrire, et les maths, et j’y suis arrivé. » A 18 ans, il décide de quitter son pays natal, estimant n’y avoir « pas d’avenir », et choisit comme destination la Turquie, un pays facile d’accès pour les Algériens, et qu’il a envie de visiter.
Espérant ensuite entrer en Europe en passant par la Grèce, il se rend dans la ville frontalière d’Edirne. Désargenté, ne souhaitant pas « vivre la vie d’un SDF dans la rue », et connaissant « quelques petits points de passage », il devient passeur. Il y fait alors la rencontre d’un certain Youssef, Algérien comme lui, passeur comme lui, qui lui propose de travailler pour lui. Son rôle était de l’accompagner à la frontière, pas au-delà, Youssef lui remettait 600 euros au terme de chaque opération. A la même époque, on lui fait découvrir la religion, dans laquelle alors il n’était pas du tout. Le processus de conversion tel qu’il l’a expliqué n’est toutefois pas très clair : « Je ne priais pas avant cela. Mon idée sur la religion, j’étais un civil, j’ignorais la religion. La deuxième fois ils m’ont appris le dogme en une heure d’apprentissage. J’apprends très vite. C’est comme ça qu’ils m’ont convaincu. » On lui fait alors rencontrer Abu Omar, c’est-à-dire Abdelhamid Abaaoud, qui lui vante les mérites du jeune État Islamique : « Ils m’ont dit qu’il y a un État, des hommes, des femmes, des personnes âgées, des enfants. Il m’a dit que c’est un État, avec un tribunal islamique, des chefs, des personnes, des émirs. Il m’a dit que je ne rencontrerais pas de difficultés pour partir car là-bas la vie est facile : ils vont me donner une voiture, une villa, des documents. » Et comme il s’inquiète de l’état de guerre, Abaaoud le rassure : « Ils m’ont dit qu’il n’y avait pas d’obligation à partir en guerre. Ils m’ont dit que j’allais apprendre la religion, apprendre à être militaire. » Un brin contradictoire, mais Bilal Chatra est conquis et se souvient : « à cette époque-là, c’est comme si j’étais en train de rêver. » Il garde un excellent souvenir d’Abaaoud qui, en plus de lui vendre du rêve, l’a pris sous son aile comme s’il était « son petit frère ». Il dit ne jamais l’avoir entendu tenu de discours haineux contre les mécréants tout en reconnaissant a posteriori qu’il pratiquait un double discours. Il résume ainsi leur amitié : « Je ne suis pas un hypocrite. Je vais parler juste. Me concernant c’était quelqu’un de gentil, il me traitait bien. Pour vous c’est votre ennemi je vous comprends. Moi je ne peux pas le juger. L’histoire est finie avec lui. » C’est ainsi qu’en janvier 2015, il prend le chemin de la Syrie, au niveau de la ville de Kobané, dans un groupe d’une dizaine de personnes, originaires d’Allemagne pour la plupart. La frontière franchie, ils sont menés et accueillis dans un « centre de sécurité », où leurs affaires et leurs documents leur sont pris. Se réclamant d’Abaaoud, il fait, pendant 15 jours « la tournée de la charia », une formation religieuse expresse au terme de laquelle on lui fait passer un examen qu’il ne réussit qu’à la deuxième tentative. On l’envoie ensuite suivre une formation militaire d’une durée d’un mois et dix jours, où il apprend à utiliser des pistolets, des kalachnikovs et des mitrailleuses. Il intègre ensuite pendant un mois une formation de sniper, au terme de laquelle il y gagne le surnom de « Hamza le sniper ». Il devient ensuite gardien de camp, avec diverses gratifications et avantages : « j’avais une petite maison, j’étais payé. On avait beaucoup de biens, ils étaient généreux. On avait beaucoup d’argent. Ils nous donnaient un salaire mensuel : 40 000 livres Syriennes. Peut-être 100, 150 dollars par mois. Tu peux vivre une belle vie avec ça là-bas pour un célibataire. » Pendant son séjour dans la Syrie de l’EI, il n’a jamais été amené à combattre, sauf une nuit où le camp qu’il défendait a été attaqué par « des drones et des blindés et aériens (sic) ». Comme il prend la fuite en cette occasion, il est emprisonné quatre semaines en guise de punition. Il se fait libérer grâce à l’intercession d’Abaaoud, à qui il confie toutefois ne plus vouloir avoir « rien à voir avec les machines et les batailles ». Et comme il lui explique que ce qu’il souhaite c’est « partir et aller en Europe et ensuite repartir en Algérie voir (s)a famille », Abaaoud, le 11 juin 2015, le convainc de devenir éclaireur pour le compte de l’EI. On lui donne de l’argent, des passeports, le numéro d’Ayoub el Khazzani qu’il doit rencontrer à Istanbul, et il reçoit un entraînement de « double agent ».
Une semaine plus tard, le 18 juin, il rencontre el Khazzani, à qui il remet de l’argent et un passeport argentin, il passe ensuite, seul, en Grèce, en Macédoine, en Serbie, puis en Hongrie où il arrive le 16 juillet. C’est alors qu’il est arrêté par la police hongroise alors qu’il s’apprête à entrer en Autriche par le train. Finalement libéré le 4 août, il passe le lendemain à Vienne où il retrouve el Khazzani, qui de son côté s’est lancé dans le grand voyage, et le 6 août parvient avec lui à Cologne en Allemagne avec un passeport néerlandais, d’où il est transféré en Belgique, par Mohammed Bakkali selon l’accusation, ce que ce dernier n’ a eu de cesse en vain de nier. Tout au long de l’itinéraire, il transmet à Abaaoud, quasi quotidiennement, toutes les informations utiles relatives à la route qu’il est en train d’ouvrir, et qu’emprunteront les opérationnels du 13 novembre.
Un doute subsiste sur sa présence ultérieure à Bruxelles, en tous cas c’est alors qu’il décide de faire faux bond à ses amis, après avoir appris le projet d’attentat du Thalys dans lequel il redoute d’être mêlé contre son gré, et de couper tous les ponts avec eux.
On retrouve la trace de Bilal Chatra en Allemagne à la fin du mois d’août 2015, pour une affaire de vol à l’étalage. Le mois suivant il récidive et part pour plusieurs mois en prison. Le 29 avril 2016, il est de nouveau arrêté pour un vol avec violence. Le 26 mai, les Allemands reçoivent une note de la part du service de la protection de la Constitution, de laquelle il ressort que Bilal Chatra était un membre de l’État Islamique depuis au moins décembre 2014. C’est alors que le lien est fait avec la cellule des attentats du 21 août et du 13 novembre 2015, et qu’il est extradé et mis en examen en France le 21 avril 2017, pour complicité dans l’attentat manqué du Thalys.
Quoique sa formation religieuse soit rudimentaire, brève son expérience de l’EI, et très longues les années de prison qui le guettaient, Bilal Chatra n’a pas souhaité, lors du procès, contrairement à Ayoub El Khazzani, remettre en question son attachement à l’organisation. Comme le président lui demande s’il estime que c’est une organisation terroriste, il répond : « Pour vous c’est une organisation terroriste, pour moi non, c’est un État de justice. Je vous parle comme ça en 2015. » Pense-t-il aujourd’hui qu’il s’agit d’un État de justice ? « Difficile à prononcer ces mots. L’allégeance que j’ai porté à l’émir, le calife, le chef des croyants, elle s’est terminée parce que le chef est décédé. » Au terme de la procédure il est condamné à 27 ans d’emprisonnement, assortis d’une peine de sûreté de 22 ans, el Khazzani étant condamné quant à la lui à la réclusion criminelle à perpétuité.
Alors que le parquet fédéral belge avait demandé à ce qu’il fût auditionné comme témoin lors du procès des attentats de Bruxelles, en avril 2023, Bilal Chatra, à l’instar de Muhammad Usman et Adel Haddadi, les deux « Autrichiens du 13 novembre » a refusé de témoigner, la présidente devant se contenter de lire à l’audience les compte-rendus des auditions présents dans leurs dossiers.