Les deux Autrichiens du 13 novembre

Adel el Haddadi et Mustapha Usman ont été surnommés les « Autrichiens » des attentats du 13 novembre, en raison de leur arrestation dans un camp de migrants à Salzbourg, le 10 décembre 2015. Ils ont voyagé de la Syrie vers l’Europe en compagnie des deux « Irakiens » qui se sont fait sauter avec Bilal Hadfi au Stade De France, mais ont été jugés suspects et arrêtés à leur arrivée sur l’île de Leros, et n’ont donc jamais pu être intégrés à la cellule belge de l’opération multisites du 13 novembre. Comme nous allons le voir, si l’on se place du point de vue de l’EI, il s’agissait sans doute d’un mal pour un bien, leurs profils étant aussi déroutants que l’épithète qui leur a été apposée.

Adel Haddadi

Adel Haddadi, des chardonnerets d’Algérie aux prisons de France

Adel Haddadi, en comparaison de tous les autres accusés du procès des attentats, présente un profil unique en son genre : celui du pauvre type qui se serait retrouvé presque par hasard sur les terres de l’Etat islamique, qui aurait accepté de devenir kamikaze parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, qui s’est retrouvé embringué et piégé dans le flux de migrants, et qui s’est finalement retrouvé hors d’état de perpétrer quoi que ce soit, pour finalement condamner publiquement l’EI tout en plaidant coupable au procès des attentats ! Le 15 septembre 2021, premier jour où les accusés ont pu s’exprimer, il a déclaré : « Ça fait six ans que j’attends ce procès. Je sais que j’ai fait des fautes. Je vais les réparer. »

Né le 17 juillet 1985, Adel Haddadi est l’avant dernier enfant d’une fratrie de huit, six frères et une grande sœur, d’une famille kabyle dont le père était couturier avant de se mettre à réparer des machines à café. De nationalité et d’origine algérienne, il n’avait jamais quitté sa terre natale avant 2015. Il a grandi avec toute sa famille dans un exigu trois pièces, mais il dit avoir eu une enfance heureuse au cours de laquelle il n’a manqué de rien. Seule ombre au tableau, au cours d’une dispute avec l’un de ses frères à l’âge de quatorze ans, ce dernier lui a jeté des papiers enflammés au visage, lui causant une grave blessure qui, mal soignée, a entraîné une perte d’acuité visuelle responsable, en partie, de ses difficultés à l’école, qu’il abandonne en 4ème alors qu’il est âgé de 16 ans. Après avoir effectué une formation de pâtissier, il multiplie les postes dans la restauration. Au moment de son départ en Turquie, il occupait un poste d’aide-cuisinier qui lui rapportait de 100 à 150 euros par mois, dont il reversait la moitié à son père, et complétait ce salaire par la commercialisation de sa véritable passion : l’élevage d’oiseaux, en particulier les chardonnerets, qui lui rapportait chaque mois une somme équivalente.

La passion d’Adel Haddadi : l’élevage de chardonnerets (source : ornithologies.fr)

La vie en Algérie cependant lui pèse. Le 14 janvier 2022, lors de son audition, il expliquera ainsi que « [s]es idées n’étaient pas claires dans sa tête, qu’[il] voulai[t] changer de vie, quitter l’Algérie ». Il a finalement décidé de partir pour le Levant « parce que même à 28 ans, si [il] voulai[t] dormir chez un ami, [s]es parents disaient non ». L’idée lui est venue d’une rencontre sur facebook avec un certain Abou Ali : « On a discuté de ce qui se passait en Syrie, ça m’a touché. Il m’a dit qu’il fallait aider ces gens. J’ai accepté de rentrer en Syrie ». Une autre réponse témoigne du vague et de la confusion de ses motivations : « Quand je suis parti en Syrie, c’était pour faire de l’humanitaire, mais je ne savais pas ce que j’allais faire exactement. »

En février 2015, c’est sans prévenir sa famille qu’il décide de s’envoler vers la Turquie. Là, explique une enquêtrice de la DGSI (287SI) auditionnée le 23 novembre 2021, « il est pris en charge par un passeur jusqu’à ce qu’il lui dise de continuer à pied. C’est comme cela qu’il rejoint les rangs de l’État islamique ». A son arrivée dans une petite ville de Syrie, il découvre un univers inattendu : « On a eu des appels religieux puis des examens. On s’est entraînés sur comment démonter une kalachnikov. À la fin de la semaine, on nous a appris à tirer ». Adel Haddadi, quoique musulman convaincu, n’était en effet pas très pratiquant et l’Islam et le Djihad à la sauce Daech n’étaient pas la motivation principale de son départ aventureux pour le Levant. Il explique n’avoir pas trop eu le choix : « Ils m’ont proposé cet entraînement [militaire]. On m’a dit de faire ça, je l’ai fait, je n’ai pas cherché à poser des questions ». A ses dires, il travaille ensuite comme cuisinier dans la ville de Raqqa, ne sortant toutefois jamais sans sa kalachnikov, sur ordre de ses supérieurs, explique-t-il à des avocats des parties civiles incrédules : « Pour moi, Raqqa c’était calme. Il n’y avait pas de combat. Mais c’était comme ça : il fallait circuler avec notre arme. » Sa vie bascule une seconde fois quand il est convoqué par un daéchiste saoudien cagoulé qui lui demande de remplacer pour une mission spéciale un kamikaze qui vient de se désister : « Il m’a dit que j’allais partir en France avec trois personnes. (…) Il ne m’a rien dit de plus. Mais ceux qui devaient voyager avec moi m’ont dit que la mission c’était d’être kamikaze. Je leur ai dit que j’acceptais la mission, mais en moi-même je n’étais pas pour. En Syrie, on ne pose pas de questions. C’est interdit. Je l’ai compris dès le début ». Comme tous les autres protagonistes de cette procédure il déclare qu’il ignorait tout de l’objectif final : « On m’a dit que je devais partir en France, mais sans me dire ma mission. » Il explique toutefois qu’il ne comptait pas aller jusqu’au bout : « je me suis dit : je vais aller en Europe, et après je vais me retirer de tout ça. » Dès cette époque il connaissait les deux Irakiens du Stade France et Mustapha Usman, dont il n’était pas particulièrement proche et qu’il avait rencontré dans un appartement de Raqqa, prévu lui aussi pour participer à l’opération. C’est d’ailleurs la seule personne parmi les accusés et les terroristes décédés avec qui il ait jamais été en contact, si l’on excepte Oussama Atar en Syrie. Contrairement à d’autres (le trio du Bataclan notamment), il assure n’avoir pas été obligé d’exécuter des prisonniers au titre de mise à l’épreuve.

Puis vient le moment du départ, fin septembre 2015. Chacun des quatre hommes reçoit 3000 euros, un téléphone, des vêtements, un faux passeport, et leur parcours est étroitement balisé par l’EI jusqu’à Izmir, d’où ils partent pour l’île de Leros en canot pneumatique avec une cinquantaine de personnes, après avoir chacun payé 1100 euros le passeur. Une avocate des parties civiles lui objecte : « Si vraiment vous voulez fuir l’enfer de Daech, à ce moment-là, vous avez tout en main : un passeport, un téléphone, de l’argent. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait? » A quoi il répond : « j’avais peur de trahir Daech ».

Il semble que c’était avec Oussama Atar que le groupe était en liaison constante, ce que rapporte l’enquêteur autrichien auditionné le 24 novembre 2021. Après leur arrestation en Autriche le 10 décembre 2015, Usman et Haddadi ont en effet fini par avouer qu’Atar les avait missionnés pour « aller à Paris et accomplir une tâche ». Haddadi était le second contact d’Atar. Pourquoi lui ? « Je savais parler et écrire l’arabe. Notre chef (l’un des deux Irakiens, kamikazes du Stade de France) avait aussi un deuxième téléphone ».

A l’arrivée à Leros, les choses ne se passent toutefois pas comme prévu. Sans doute trahis par leur accent qui jure avec la nationalité syrienne de leurs faux passeports, Haddadi et Usman sont arrêtés, les deux irakiens parvenant à passer entre les mailles du filet. Ils sont transférés sur l’île de Kos où ils sont enfermés pendant un mois, du 3 au 28 octobre, « dans une cave d’1,20 m de haut ». Finalement libérés, ils reçoivent de nouveau (comment ? Mystère… ) de l’argent de la part de l’EI et reprennent la même route migratoire que tous les autres hommes du 13 novembre : Athènes, Macédoine, Serbie… demeurant en contact constant avec Oussama Atar via la messagerie cryptée Telegram. Ils parviennent finalement dans un camp de migrants à Salzbourg en Autriche où ils sont arrêtés le 10 décembre 2015. Après avoir menti, puis conservé le silence, Haddadi craque et déballe tout aux enquêteurs autrichiens : il devait « faire tout ce que Abou Ahmad [NDA : alias Oussama Atar] lui disait » et était missionné par Atar pour « aller à Paris et accomplir une tâche ». En larmes il lâche que « ce n’était pas facile de tuer des personnes ». Lors de cet épisode autrichien, Haddadi a été interrogé à 14 reprises, Usman 7, ce dernier se montrant beaucoup moins disert et émotif. Ces interrogatoires révèlent par ailleurs que les deux hommes ne sont pas particulièrement proches : quand l’avocate générale le 4 janvier lui demande : « Vous avez dit que Muhammad Usman était un boulet, qu’il vous collait, c’est exact ? », il répond : « Non, ce n’est pas vrai. Mais c’est une personne dont on ne sait pas trop ce qu’il pense. On n’a pas beaucoup communiqué ensemble. Mais on s’est entraidés. En Grèce, on a partagé la nourriture qu’on trouvait, l’argent qu’on avait. » En tous cas les deux hommes y ont gagné leur surnom dans cette affaire : les deux « Autrichiens » du 13 novembre.

Le point qui a sans doute le plus étonné les magistrats et avocats dans le cas d’Adel Haddadi est le choix d’un profil aussi peu idoine que le sien pour une opération aussi sensible et sophistiquée. Comme une avocate lui demande : « Sur les quinze combattants qui sont partis de Syrie pour aller commettre les attentats, tous étaient des soldats aguerris. Pourquoi vous ? », il répond : « Parce qu’ils ont pensé que je ne serais pas capable de dire non. Parce que je n’étais pas connu. » Plus simplement il concède : « Je ne sais pas pourquoi ils m’ont choisi. »

Comme tous les autres accusés, il est très sensible aux humiliations et agressions contre ses frères musulmans. Quand on lui demande : « Est-ce que vous êtes sensible aux injustices commises sur les musulmans dans le monde », il répond par la positive, tout en condamnant fermement les attentats : « Oui, je condamne tous les actes de violence dans le monde ». Et quand sa propre avocate lui demande : « Est-ce que vous avez accepté la mission d’Oussama Atar ? » il répond « J’ai dit oui. Mais dans ma tête, c’était non ». Toutefois, comme nous le signalions en introduction de ce portrait, il plaide coupable : « J’ai fait des fautes, je suis là pour prendre une peine, être condamné, mais j’accepte ça ». Pendant toute la durée de ses auditions au procès, Adel Haddadi s’est exprimé en français teinté d’un fort accent algérien, langue qu’il ne connaissait pas en 2015 et qu’il a apprise en prison, allant jusqu’à passer un diplôme équivalant au brevet. Depuis 2016 il n’a reçu aucune visite de sa famille en prison où il est placé à l’isolement. Cette dernière n’a d’abord rien su de sa situation dont il avait trop honte. Il a fini par les contacter et peut à présent les avoir une fois par semaine au téléphone.

Le 29 juin 2022, alors que le PNAT avait requis 20 ans, il prend 18 ans d’emprisonnement, avec une période de sûreté des deux tiers, la cour ayant estimé qu’« il a prêté allégeance à l’État islamique et a été sélectionné pour faire partie de la cellule terroriste ».

Muhammad Usman

Muhammad Usman, du Pendjab à Fleury-Mérogis

Un doute persiste encore sur l’âge réel du binôme « autrichien » d’Adel Haddadi, Muhammad Usman. Sur un passeport reconnu faux, il est né en 1981, sur une carte d’identité que lui prétend authentique, il est né le 15 mai 1993. Alors 28 ou 40 ans ? Aux yeux de la cour, l’opinion penche plutôt pour l’estimation haute ; et comme on le lui fait remarquer avec politesse, il explique que s’il paraît vieux c’est « à cause de l’isolement ».

Dans son propos liminaire au procès des attentats le 15 septembre 2021, il a déclaré : « Premièrement, je ne sais pas pourquoi je suis ici. Deuxièmement, je suis désolé pour toutes les victimes. Troisièmement, je suis très content de ne pas avoir participé à ce massacre. Quatrièmement, je vais répondre à toutes les questions. »

Muhammad Usman est originaire d’un petit village du Pendjab au Pakistan. A l’instar de Haddadi il s’est efforcé – depuis 2017 – d’apprendre le français en prison, mais est beaucoup plus à l’aise dans sa langue natale, l’ourdou, que traduit pour la cour un interprète. Il est le troisième d’une fratrie de quatre frères une sœur. Il n’a pratiquement jamais connu son père agriculteur qui est mort quand il était très jeune. Incertain sur son âge, aveugle de l’œil droit suite à un accident, Usman ne sait pas non plus exactement quand il a arrêté ses études, à un niveau équivalent au certificat d’études, parce que « chez nous les anniversaires ne se fêtent pas ». Il a étudié tout de même six ans dans une école coranique, jusqu’en 2014, son niveau d’arabe demeurant médiocre, quoiqu’il parvienne à ses dires à déchiffrer un peu le Coran.

Sa vie bascule avec la rencontre sur internet d’un certain Abou Obeida, recruteur de l’EI de son état. Après lui avoir « retourné le cerveau », comme l’a reconnu Usman lors de son audition le 25 janvier 2022, il lui explique que « tous les musulmans ont le devoir de venir ici, la loi islamique est appliquée ici », et parvient à le convaincre de quitter pour la première fois de sa vie son Pakistan natal, pour rallier les territoires contrôlés par l’EI en Irak et en Syrie. Usman n’a aucun antécédent judiciaire, et n’a jamais été incarcéré avant d’avoir été pris dans l’engrenage des attentats du 13 novembre et de leur procédure. A la cour, il explique qu’il a pris un bateau pour l’Iran, pays qu’il a traversé en voiture jusqu’à la frontière avec la Turquie, qu’il a franchie à pieds. De là, il a pris des bus pour rallier Istanbul, puis la ville frontalière de Gaziantep, pénétrant enfin en Syrie à l’été 2015. Se recommandant d’Abou Obeida, il est pris en charge par des hommes de l’EI. Au bout de deux trois jours, ceux-ci décident de l’envoyer dans la ville de Falloujah en Irak. « J’avais proposé de rester en Syrie mais ils m’ont dit non, tu vas en Irak », déplore Usman. A l’écouter, une fois sur place il ne fait pas grand-chose, à part rester chez lui et aller à la mosquée, ce qui suscite l’incrédulité de la cour. Le président s’étonne ainsi : « Attendez, vous faites des milliers de kilomètres pour rejoindre le Cham, pour faire le djihad, et là vous arrivez là-bas et vous ne faites rien ? On vous fait venir du Pakistan juste pour lire le Coran pendant des semaines, je comprends pas bien ! » Et il lui rappelle que dans un interrogatoire précédent il a affirmé : « Là-bas, à Falloujah, j’ai combattu pendant un mois ! » Et comme Usman conteste, le président s’agace : « Ce sont vos propos, monsieur, à un moment, il faut être logique, on vous recrute là où il y a des combats pour combattre et vous dites avoir lu le Coran. Vous étiez nourri là-bas ? Ils vous nourrissaient pour rien faire ? » En tout cas il finit par revenir en Syrie, plus précisément à Raqqa, où une véritable mission l’attend : perpétrer des actions violentes en France. Un certain Abou Ahmad, identifié comme Oussama Atar, lui explique l’opération sans lui donner beaucoup de détails. Par la suite il n’a pu l’identifier sur photographie, mais expliquera que le donneur d’ordre était cagoulé. Afin de le convaincre, on lui fait visionner des images affreuses de victimes des bombardements des avions de la coalition internationale. Il explique ainsi que c’est par vengeance qu’il a accepté la mission sans discuter. Et pourquoi aller commettre une action violente en France, pays dont il ignorait tout ? « Il y avait des drapeaux [sur les avions]. C’est lui (Abou Ahmad) qui m’a dit que c’était le drapeau français. Quand j’ai vu ça, je me suis décidé. » Et comme le président lui objecte que s’en prendre à des innocents ça n’est pas une revanche, il explique en français : « Je ne savais pas comment on allait prendre la revanche. C’était une action violente, mais juste pour vengeance ». A partir de là, la suite de l’histoire est la même que celle que nous avons racontée dans le précédent portrait. Tout au plus pouvons nous ajouter que, quoique lié à ses trois compagnons par la religion et la mission confiée, il ne s’est pas trop mêlé à eux, en raison de la pauvreté de son arabe : « Dès que nous sommes arrivés en Europe, je me suis séparé des autres. Même dans le bateau, j’étais pas à côté d’eux. Quand on est arrivé, comme je parlais pas l’arabe, ils m’ont mis de côté. »

Arrêté en même temps qu’Adel Haddadi pour les mêmes raisons, il est transféré et emprisonné en France à la prison de Fresnes puis de Fleury-Mérogis, à l’isolement. Depuis 2017 il a pris, comme nous l’avons dit en préambule, des cours de français (et de maths), donnés pendant quatre ans par un visiteur de prison qui au procès a dit de lui : « Abstraction faite des choses horribles qu’il a commises, on peut dire qu’il s’agit de quelqu’un qui a beaucoup d’humanité. » A la cour il s’est plaint de la rigueur des conditions de détention. Il n’a reçu la visite d’aucun membre de sa famille depuis 2015, famille qu’il ne peut appeler qu’une heure par mois avec les 20 euros du pécule mensuel qu’il reçoit en prison.

Le 29 juin, alors que le PNAT avait requis contre lui 20 ans d’emprisonnement avec une peine de sûreté des deux tiers, Mustapha Usman voit sa peine rabotée de deux ans par la cour, à 18 ans.