Farid Kharkhach, un petit poisson piégé sans la nasse du 13 novembre

Afin d’être complet, il me faut intégrer à la série d’articles sur les protagonistes des attentats du 13 novembre trois acteurs mineurs qui forment une catégorie à eux tout seuls. Voici donc la pièce n°14 qui retrace le parcours de Farid Kharkhach qui a comparu au procès des attentats en 2021/2022 pour avoir vendu à l’un des terroristes des attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 trois faux-papiers pour un bénéfice dérisoire. Le cas de Kharkhach est une excellente illustration du caractère impitoyable de l’accusation d’association de malfaiteurs terroristes, qui ne fait au départ des procédures aucune distinction entre les acteurs les plus impliqués et les complices les plus incertains. Au terme de la procédure notre faussaire sera certes libéré, et innocenté de toute complicité dans ces carnages, mais auparavant il aura passé cinq et demie en prison dans des conditions très difficiles. Il est bien plus sûr en République de participer avec enthousiasme à des massacres de Palestiniens dans les rangs de Tsahal…

Farid Kharkhach, né le 4 juillet 1982, est encore et toujours originaire du Maroc, où il est né et a grandi au sein d’une fratrie de dix enfants, dont il est le benjamin. Son père agriculteur – dont il a appris la mort en détention – y tenait un petit commerce, repris par un de ses frères quand le père a été atteint par la maladie de Parkinson ; sa mère était femme au foyer. Diplômé en informatique, il ouvre un petit atelier de réparation informatique puis une boutique d’achat et de revente, mais, début 2003, décide de quitter sa terre natale et de revendre tous ses commerces, après que son frère Mourad lui a présenté sur internet une Gaëlle vivant en Belgique. L’idylle toutefois tourne court, le couple se sépare, et Kharkhach se retrouve dépourvu et en galère.

Jusqu’en 2009 il enchaîne les emplois variés, dans le nettoyage ou la maintenance en informatique. Alors il rencontre sa femme actuelle, une Myriem avec qui il se marie au Maroc, et ouvre un petit garage, puis un vrai garage, « dans les normes » en contractant quelques prêts, comme il l’a expliqué lors de son entretien de personnalité le 5 novembre 2021. Mais là encore il joue de malchance : employé non déclaré, difficultés à éponger ses dettes, saisie en Espagne d’une cargaison de « bagages non accompagnés » qu’il faisait transiter de la Belgique au Maroc, voiture achetée à un client avec de la fausse monnaie, il perd tout et doit tout recommencer à zéro. Il effectue pendant toutes ces années de nombreux allers retours entre les deux pays, toujours en voiture ou en bus, en raison de sa phobie de l’avion. Son second couple ne va pas très bien non plus : grand dépressif depuis toujours, il se met à fumer et boire et prend un domicile proche de sa femme et ses enfants : le premier est actuellement âgé de douze ans, le second de cinq : il a juste le temps de concevoir ce dernier avant de se retrouver en prison pour avoir fourni des faux papiers à certains protagonistes de la cellule de Molenbeek.

Farid Kharkhach, source © Belga

Interpellé en janvier 2017 et transféré en France en juin de la même année, il vit très mal la détention, sentiment aggravé par l’étiquette de terroriste qui lui a été apposée, qu’il dénie, et les nombreux troubles psychologiques pour lesquels il était suivi depuis de nombreuses années. La plupart du temps il est à l’isolement. Il ne reçoit presque pas de visite en prison, ses frères et sœurs redoutant d’être associés à la terrible affaire pour laquelle il a plongé. Une sœur vient lui rendre visite au parloir une fois par an, et il s’entretient régulièrement au téléphone avec son frère Mourad, qui a toutefois pris ses distances à partir du moment où son nom s’est mis à circuler dans les médias. Il s’entendait bien à ses dires avec tous mais « cette histoire de terrorisme leur a fait peur ». Il a fait quatre demandes de remise en liberté qui ont toutes été refusées. Sa situation semble toutefois s’être à la longue améliorée puisqu’il peut finalement s’entretenir au téléphone tous les mois avec sa femme et ses enfants, et en prison il participe à divers ateliers : « atelier sophrologie, café-philo, témoins de Jéhovah », énumération qui a suscité les rires de l’assistance, volontiers compatissante envers cet accusé au profil bien différent d’un Abdeslam, d’un Abrini, ou d’un el Bakraoui.

Le facteur aggravant de « radicalisation » n’a d’ailleurs pas été retenu contre lui. Il a fallu, dit-il, qu’il se retrouve devant la juge d’instruction belge Isabelle Panou pour découvrir le terme et ses implications. Parmi ses phobies, figure celle des mauvaises nouvelles, ce qui fatalement l’amène à se tenir éloigné des chaînes d’information de quelque camp que ce soit. Peut-être au moins était-il au courant de la métamorphose de Khalid el Bakroui, à qui a il a vendu trois pièces d’identité falsifiées, de truand multi-décoré en austère combattant d’Allah bombophile ? Lors de son interrogatoire le 11 mars, le président lui rappellera ainsi certaines de ses déclarations aux enquêteurs belges : « Je savais que Khalid était radical depuis le début. » Ou encore : « Je savais qu’il était à fond dans la religion. » Il semble toutefois que ces auditions de l’époque soient entachées d’irrégularités : alors que son français était rudimentaire, il n’était pas assisté d’un interprète – il l’a depuis amélioré en prison mais est accompagné d’un interprète au procès pour les aspects techniques. Selon lui, les enquêteurs belges étaient « ventriloques », c’est-à-dire qu’ils avaient tendance à éterniser dans le marbre des propos qu’il n’avait pas vraiment prononcés : « J’ai dit beaucoup de choses, j’ai dit n’importe quoi, monsieur le président il faut commencer par le commencement, la première chose c’est qu’à mon arrestation il s’est passé des choses incroyables. C’était un film. »/ « J’étais prêt à dire que c’était moi qui avais coulé le Titanic ». Son avocate Fanny Vial ne manque pas de rappeler que de fortes pressions ont été exercées sur lui : « les policiers ont dit que s’il ne disait pas un certain nombre de choses, sa femme qui allaitait leur bébé irait en prison avec lui et que le plus grand serait placé. » Farid Kharkhach admet toutefois avoir compris en décembre 2015 la véritable nature de son client.

Dans cette procédure, il ne connaît aucun des autres accusés, n’ayant eu affaire qu’à Khalid el Bakraoui à qui il a vendu trois fausses pièces d’identité. En 2014 et 2015, il effectue beaucoup d’allers retours entre la Belgique et le Maroc pour ce qu’il appelle du « chipotage ». Peu précis dans ce qui ressemble à une combinaison de trafics en tous genres, dans ce chipotage figure le trafic de faux papiers qu’il a commencé en 2013. Il évoque plusieurs dizaines de cartes d’identité, qui lui rapportaient 500, 700, voire 1200 euros l’unité. Il les a d’abord fournies à des travailleurs migrants marocains : « Au début, ça a commencé pour le Maroc. Je l’ai fait pour des gens de mon village qui voulaient monter en Espagne car il y avait des contrats dans l’agriculture. » Quand Khalid el Bakraoui lui fait une demande, environ un an avant les attentats, c’est « un client comme un autre ». Parmi ces cartes, une pour lui-même, une pour Salah Abdeslam, sur laquelle celui-ci est photographié avec une épaisse moumoute et des lunettes d’étudiant sérieux sur le nez, « une carte d’identité qu’il n’a jamais utilisée », précise son avocate Me Olivia Ronen, une autre au nom de Fernando Castillo – la première du lot, fabriquée le 6 décembre 2014 – pour Mohamed Bakkali.

Lors de son interrogatoire le 11 mars 2022, son épouse Meryem – la seule à avoir accepté d’être auditionnée, toute la famille apeurée s’étant défilée – a témoigné en sa faveur tout en apportant quelques éléments nouveaux.

son mari est quelqu’un de « gentil, souriant, très serviable, un bon père de famille qui a un gros cœur »/ « c’est juste une erreur de parcours à ma connaissance. »/ « Il est totalement naïf. C’est une certitude. Je peux vous raconter plein d’anecdotes où il s’est fait avoir. »/ « Il m’a expliqué plus tard que c’était la seule fois qu’il avait fourni de faux documents à M. El Bakraoui. » Au départ, quand il a pressenti sa possible inculpation dans la procédure des attentats, il ne pensait pas avoir de problème au début pour « trois petites cartes ». On apprend par ailleurs qu’elle-même a servi d’intermédiaire en transmettant les papiers dans des enveloppes, dont à ses dires elle ignorait tout du contenu : « Je lui ai clairement dit que je ne voulais pas en savoir plus car si je devais témoigner contre lui, je ne voulais pas l’enfoncer. »

Dernier élément qui ne plaide pas en la faveur de Farid Kharkhach, et que les méthodes discutables des enquêteurs belges ne suffisent pas à expliquer, ses innombrables variations et revirements dans ses déclarations lors de ses auditions. L’un des avocats généraux lui fait ainsi remarquer : « Vous détenez une sorte de record dans ce dossier qui est le nombre de versions différentes… Une question générale, pourquoi autant de versions différentes ? » Le faussaire se justifie par ses troubles psychologiques et les antidépresseurs, dont le xanax qui n’aide pas à la cohérence et la solidité de sa mémoire.

Autre argument plus solide qu’il s’est efforcé de faire valoir : la minceur du bénéfice personnel réalisé pour la transaction de faux papiers : 100 euros pour chaque document, pour un total de 1000 euros l’unité – le mobile de la sympathie religieuse ou amicale ne pouvant être invoqué dans son cas : « Vous pensez que j’aurais participé à un massacre pareil, à un truc dégueulasse pareil, pour 100 € ? Jamais de la vie. »

Dès ses premières déclarations le 15 septembre 2021, Farid Kharkach a reconnu sa responsabilité indirecte dans cette affaire se justifiant toutefois : « J’étais pas au courant de ce qui allait se passer. J’aurais jamais cru que des faux-papiers amèneraient à ce massacre. Je suis désolé. » et par la suite il a pu reconnaître : « J’ai été lié mécaniquement à cette histoire et c’est dégueulasse pour moi. J’ai envie de me gifler. J’ai fait le con pour quelques centaines d’euros, y a eu des morts ». Il n’ a eu de cesse par la suite, tout en témoignant sa sympathie envers les parties civiles, de se plaindre de la spirale infernale dans laquelle il s’est trouvé précipité et englué : « Cette affaire c’est devenu plus que le Covid, plus que le Sida, dès qu’on entend terrorisme… »/ « Cette affaire a cassé ma vie, a bouleversé ma vie, a cassé ma famille. »/ « C’est une affaire qui a cassé ma vie, qui a détruit ma vie, alors que je pensais jamais être séparé de ma famille »

Accusé toutefois d’avoir matériellement assisté l’un des logisticiens des attentats du 13 novembre, il encourait au début du procès une peine de 20 ans d’emprisonnement pour complicité dans une association de malfaiteurs terroristes.

Le 29 juin 2022, alors que le Pnat avait finalement requis tout de même six ans de prison, Farid Kharkhach n’a été finalement condamné qu’à deux ans, la cour ne retenant contre lui que la charge d’« association de malfaiteurs en vue de commettre des escroqueries ». il est le seul des accusés pour lesquels la qualification terroriste a été abandonnée.

Alors qu’il pensait rejoindre la Belgique et sa famille la nuit suivant le verdict du procès, Farid Kharkhach est toutefois aussitôt placé en détention au centre de rétention administrative de Vincennes, la préfecture des Hauts-de-Seine expliquant que « M. Kharkhach faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui a été prise le 25 février 2022, obligation qui lui a été notifiée le 3 mars et à laquelle il n’a pas fait de recours. Cette obligation était assortie aussi d’une interdiction de circulation sur le territoire français de trois ans. La mesure a été mise en œuvre tout simplement ». La cour n’avait pourtant pas prononcé à son encontre d’interdiction de séjour sur le territoire français. Farid Kharkhach a ainsi pu ajouter quelques journées à ses cinq ans et demi de détention provisoire avant de regagner libre la Belgique.

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