Toute l’existence des frères el Bakraoui – deux des trois kamikazes des attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 – depuis l’âge de raison jusqu’à leur dernier souffle, a été consacré au crime sous toutes ses formes, la découverte très tardive et partiale de l’Allah de Daech en prison, à la fin de l’année 2014, n’ayant fait que décupler ce penchant antisocial. L’aîné, Ibrahim – 29 ans au moment des événements – est né le 9 octobre 1986, le cadet, Khalid est né deux ans plus tard, le 12 janvier 1989. Ils sont les cousins d’Oussama Atar, commanditaire présumé des attentats du 13 novembre, dont le frère Yacine est présent dans le box des accusés, parce que c’est son frère. Ibrahim est un ami d’enfance d’El Haddad Asufi, également présent dans le box. C’est Khalid qui a loué sous une fausse identité l’appartement de Forest où se planquait Salah Abdeslam depuis les attentats du 13 novembre en compagnie de deux complices, jusqu’à l’intervention surprise de la police belge le 15 mars 2016, qui a déterminé les frères el Bakraoui, Najim Laachraoui, et Mohamed Abrini – présent dans le box des accusés – à précipiter la mise en œuvre des attentats de Bruxelles du 22 mars.
Nota bene : les liens hypertextes sur les noms des complices, terroristes et protagonistes des attentats du 13 novembre renvoient aux profils et parcours d’iceux déjà publiés ce site.
Ils ont grandi dans le quartier de Laeken, pas loin du château et des jardins royaux de Bruxelles, dans une famille qui ne roulait pas sur l’or, mais dans laquelle ils n’ont d’abord manqué de rien. Leur père, Jawad, est né en France de parents kabyles nés dans le rif marocain, venus travailler dans les mines du nord. Après s’être marié, il a ouvert une boucherie qu’il a fini par fermer en 2000 en raison d’une mauvaise gestion financière. Aux dires d’un habitant du quartier et ancien complice, ils ont fait très tôt leurs classes de truands : « J’avais plus de vingt ans quand Ibrahim et Khalid en avaient autant à tous les deux. On les embarquait dans nos virées délinquantes. On volait des auto-radios à l’époque. » De larcin en larcin, ils trouvent finalement leur vocation dans les vols avec violence et les braquages, activité favorisée, aux dires d’une connaissance du quartier où ils résidaient, par la déstabilisation de l’ex-Yougoslavie : « Quand la guerre des Balkans s’est terminée, on trouvait à Laeken de l’arsenal de guerre pour rien du tout. » Ces activités les mènent inéluctablement, comme presque tous les autres accusés du 13 novembre et du 22 mars, mais aussi de la quasi totalité des auteurs d’assassinats ou de massacres commis au nom de l’EI depuis 2015, à la case prison. Ibrahim est condamné en octobre 2009 a neuf ans d’emprisonnement pour avoir tiré à la kalachnikov sur des policiers lors d’un braquage. Khalid est condamné quant à lui en février 2011 à cinq ans pour vols avec violence, car-jackings, et détention de kalachnikovs. Ils n’effectueront toutefois jamais la totalité de leur peine. Ibrahim, en particulier, bénéficie d’une libération conditionnelle particulièrement généreuse, le 20 octobre 2014, après être parvenu à convaincre le tribunal qu’il voulait ouvrir un magasin et apprendre l’arabe pour « faire des affaires à l’étranger ». Cette décision du tribunal d’application des peines a été prise alors que la direction de la prison où il séjournait y était opposée. Deux sabots sont toutefois apposés à ses roues : il lui est interdit de se rendre plus d’un mois à l’étranger, et il doit s’entretenir tous les mois avec l’assistant de justice. Cependant, comme il arrive souvent en ce genre de circonstances, le séjour en prison a été l’occasion pour Ibrahim de découvrir l’Islam wahhabite de l’EI – sans doute par l’intermédiaire de leur cousin Oussama Atar, a-t-il été expliqué lors du procès – et de trouver sa seconde et ultime vocation. Après avoir prêté allégeance à l’organisation en novembre 2014, il décide en juin 2015 de rallier la Syrie pour grossir les rangs des combattants anti-Assad. Mais pour une fois les autorités turques font leur travail et l’arrêtent à Gaziantep, près de la frontière syrienne ; et le 14 juillet elles l’expulsent en Europe, mais non pas vers la Belgique et l’aéroport de Zaventem, mais vers les Pays-Bas et l’aéroport de Schiphol d’Amsterdam. Non seulement cette violation de sa libération conditionnelle n’entraîne aucune réaction de la justice belge contre cette « chance pour la Belgique », mais aussitôt sur son sol natal les pieds lui brûlent et il tente un vol Paris-Athènes avec son ami El Haddad Asufi. Ils réservent finalement une croisière Paris-Athènes, avec escales en Turquie et en Croatie. Ils restent finalement en Turquie où le frère cadet Khalid, lui aussi précocement libéré, les rejoint. C’est également là qu’ils y rencontrent, selon un enquêteur belge auditionné le 2 décembre 2021 au procès des attentats, Abdelhamid Abaaoud, du 24 au 26 juillet, tout ce beau monde reprenant par diverses voies le chemin de la Belgique pour se préparer à finir en beauté.
En décembre 2015, il est visé par un mandat d’arrêt européen par le juge d’instruction spécialisé en matière de terrorisme chargé de l’enquête sur les attentats du 13 novembre. Il est suspecté d’avoir loué, sous la fausse identité belge d’Ibrahim Maaroufi, une habitation rue du Fort, à Charleroi qui aurait servi de planque au groupe terroriste impliqué dans les attentats de Paris et de Saint-Denis et qui a été perquisitionnée le 9 décembre 2015. Les deux frères sont suspectés d’avoir fourni une assistance à Salah Abdeslam dans sa cavale, et plus généralement d’avoir été des logisticiens des attentats, en particulier par la fourniture d’armes – une des principales zones d’ombre à ce jour de l’affaire.
Le 23 mars 2016, lendemain des attentats de Bruxelles, on retrouve un ordinateur portable très instructif devant le 4 de la rue Max Roos (Schaerbeek) à Bruxelles, juste en face de la planque d’où étaient partis la veille les quatre terroristes. Les versions médiatiques ont beaucoup varié à ce sujet et nous nous appuyons ici sur celle délivrée par un enquêteur belge aux procès des attentats le 23 mars 2022 (coïncidence de dates). L’analyse de cet ordinateur révèle l’utilisation d’un logiciel de cryptage, un fichier avec le logo de l’EI dans la poubelle de l’ordinateur, « plusieurs documentations, des milliers de pièces en lien avec le terrorisme », des fichiers texte dont « certains faisaient référence à des produits chimiques pour la confection du TATP », plusieurs images aériennes du Stade de France, une carte approximative de la France localisant des lycées militaires, un document concernant des cibles potentielles pour la France comme la Tour Eiffel ou l’Euro de football, de nombreuses photos d’armes, des vidéos violentes de propagande, des documentaires télévisés comme « Faites entrer l’accusé ». De nombreux fichiers ont par ailleurs été effacés, et d’autres n’ont pu être retrouvés à cause du logiciel de cryptage.
Sur un fichier intitulé « 13 novembre », créé le 7 novembre 2015, on trouve cinq sous-dossiers créés le 10 novembre aux titres évocateurs : « Groupe français », avec une photo du Bataclan, pouvant faire référence au groupe du Bataclan ; « Groupe irakiens », pouvant faire référence au groupe du Stade de France ; « Groupe Omar », pouvant faire référence à Abdelhamid Abaaoud et donc au groupe des terrasses ; « Groupe métro », encore énigmatique à ce jour ; enfin « Groupe Schiphol », qui a affermi l’hypothèse que l’aéroport d’Amsterdam, visité quelques heures avant les attentats par Sofien Ayari et Osama Krayem, pouvait également constituer une cible le 13 novembre. Devant la juge d’instruction belge, ce dernier avait déclaré qu’il s’agissait d’un voyage informatif : « [Ibrahim el Bakraoui] voulait que j’aille à l’aéroport pour voir si on trouvait des endroits avec des casiers/des consignes avec des codes/clés avec un certain volume. »/ « On n’avait rien avec nous, pas d’armes ni d’explosif. » (procès, 23 mars 2022)
On a retrouvé également deux enregistrements audio d’Ibrahim el Bakraoui pouvant s’apparenter à des testaments. On peut notamment y entendre : « si ce message est écouté c’est qu’Allah nous a permis de frapper ses ennemis et nos ennemis au cœur de chez eux »/ « les kouffars sont venus en Irak, les dirigeants censés nous représenter n’ont pas bougé le petit doigt, ils sont en train de tuer des musulmans tous les jours, il y a des bombes qui tombent sur nos mosquées, sur nos hôpitaux, sur nos écoles ». / « la meilleure action est de combattre les kouffars dans leurs terres ».
Dans la seconde version, Ibrahim El Bakraoui y déclare « être dans la précipitation », « ne plus savoir quoi faire », « être recherché de partout », « ne plus être en sécurité », selon Frédéric Van Leeuw, procureur fédéral belge : « Le « testament » stipule aussi que « ‘s’ils s’éternisent, ils risquent de terminer à côté de lui dans une cellule’ »
Ibrahim el Bakraoui consacre également une minute trente à innocenter son ami Mohamed Bakkali, présent dans le box des accusés, pour le rendu de divers services sans avoir la moindre idée de ce à quoi il collaborait.
L’ordinateur a été trouvé dans une poubelle par des ouvriers de propreté, qui l’ont remis à la police quand ils ont pris connaissance de son contenu. L’enquêteur explique cette démarche des terroristes par la précipitation dans laquelle ils se sont vus d’opérer, suite à l’assaut de la planque de Forest le 15 mars. La poubelle contenait un autre PC, mais malheureusement les ouvriers l’ont jeté en constatant qu’il était cassé.
L’avocate de Salah Abdeslam s’est étonnée que les éboueurs aient pu tomber directement sur la page de garde d’un ordinateur protégé par un logiciel de cryptage. Selon l’enquêteur belge, toutefois, son usage a été avoué par certains des accusés comme Mohamed Abrini ou Osama Krayem qui ont vu s’en servir el Bakraoui et Najim Laachraoui.
Lors de la perquisition de la planque, selon Frédéric Van Leeuw, le procureur fédéral belge s’exprimant le lendemain des attentats, les policiers belges ont pu trouver « 15 kg d’explosifs de type TATP, 150 litres d’acétone, 30 litres d’eau oxygénée, des détonateurs, une valise remplie de clous, de vis, ainsi que du matériel destiné à fabriquer des engins explosifs. »
L’ambiance est lourde dans la famille el Bakraoui, dont le père avait cessé de parler à son fils après son arrestation pour braquage en 2010 : et les deux parents sont anéantis d’avoir pu enfanter de tels monstres, ayant sur la conscience non seulement la mort de leurs deux enfants, mais toutes les victimes – 32 morts et 360 blessés – des attentats de Bruxelles.