Abdellah Chouaa, 40 ans, est parmi les quatorze accusés présents au procès des attentats du 13 novembre 2015, celui qui a passé le moins de temps derrière les barreaux en détention provisoire : cinq mois entre son arrestation, le 23 novembre 2015, à Molenbeek où il résidait, et sa libération sous contrôle judiciaire en avril 2016. Ami d’enfance de Brahim Abdeslam, c’est surtout pour un service qu’il aurait rendu à un autre membre de la bande, Mohamed Abrini, qu’il s’est retrouvé poursuivi dans le cadre de la procédure des attentats du 13 novembre, et qu’il encourt une peine de 20 ans de prison pour association de malfaiteurs terroristes. Il fait partie des trois accusés à comparaître libres au procès avec Hamza Attou et Ali Oulkadi. Même si elle aurait pu plus mal se terminer, son histoire est une excellente illustration des dérives de la justice antiterroriste, qui en prétendant montrer un visage impitoyable afin de dissuader les aspirants terroristes et rassurer la population, a inévitablement multiplié ces dernières années les condamnations disproportionnées et les erreurs judiciaires.
Un ami de Mohamed Abrini
Fils d’un imam de Molenbeek d’origine marocaine, il est sans diplôme et a douze condamnations sur son casier, notamment pour trafic de stupéfiants. Il a occupé d’abord divers emplois peu qualifiés comme ouvrier à la chaîne dans une usine de biscuits puis de lait en poudre, puis s’est installé à son compte pour faire des marchés dans le textile, métier qu’il a exercé pendant cinq ans avant de se marier avec sa cousine, mariage qui se termine par un divorce, son épouse lui reprochant de très mal gérer l’argent du ménage. Il rencontre sa seconde épouse en 2016 ; toutes deux viendront témoigner en sa faveur lors de son interrogatoire au procès des attentats le 4 février 2022. Naïf, gentil, serviable, brave type, inconscient des réalités, tels sont les qualificatifs qui reviennent pour le raconter, jusque dans le compte-rendu d’un enquêteur belge témoin au procès le 8 décembre 2021.
Le 23 juin 2015, à la demande de Mohamed Abrini, il accompagne ce dernier à l’aéroport de Zaventem, en compagnie d’Ahmed Dahmani, autre accusé au procès des attentats incarcéré en Turquie et jugé en son absence. Abrini a réservé un vol aller-retour pour, dit-il, aller voir sa copine en Turquie. Il s’agit en réalité de se rendre en Syrie, principalement pour se recueillir sur la tombe de son petit frère Souleymane, dont il a appris en prison la mort au début du mois de janvier, événement qui l’a profondément marqué et sans doute fait basculer du djihadisme. Rapidement, Chouaa se rend compte qu’Abrini lui a menti, puisqu’il croise par hasard ladite copine qui se rendait au snack tenu par son ami. Il commente ainsi lors de son interrogatoire le 4 février 2022 : « Je lui ai dit espèce de malade mental, pourquoi tu nous mens ? Ta femme est devant nous. » Il accepte toutefois d’aller le chercher à l’aéroport de Roissy le 16 juillet, après qu’Abrini l’a appelé de Birmingham par où il a fait un crochet : ce dernier lui a expliqué qu’il n’était pas allé en Syrie et le passage par l’Angleterre rassure Chouaa qui veut bien le croire : « Il m’a appelé d’Angleterre. Ceux qui partent en Syrie ne reviennent pas. » De surcroît, sans doute à dessein de le rassurer, Abrini lui a envoyé des photos de lui souriant, entouré de deux comédiens dans des costumes d’Iron Man. A l’époque, Abrini était encore aux yeux de Chouaa un « ami, quelqu’un de généreux, qui aime bien la fête, qui aime bien jouer au casino, qui aime bien les filles… » Il était certes au courant du choc qu’avait ressenti son ami à l’annonce en prison de la mort de son petit frère Souleymane, mais n’imaginait pas que cet événement l’avait bouleversé au point d’envisager embrasser un destin comparable. Selon lui, si Abrini ne lui a rien dit de ses véritables intentions, c’est « peut-être qu’il n’avait pas confiance en [lui] car [il] avait dénoncé son [propre] frère. » Tel est en effet l’un des éléments qui ont contribué à sa libération conditionnelle plus rapide que les autres accusés : un an plus tôt, constatant qu’un autre frère de son ami changeait de comportement et de vêture, en comptant qu’à l’époque énormément de jeunes de Molenbeek, abreuvés de propagande daéchienne, voulaient partir faire le coup de feu en Syrie, il s’était déplacé lui-même au commissariat en mai 2014 pour le dénoncer et prévenir son départ : « D’un coup, il change de tenue, il prie plus. Comme il y en avait beaucoup dans le quartier qui partaient en Syrie, j’ai eu peur, je me suis dit : il est en train de se radicaliser. Et puis un jour j’avais plus de nouvelles. Alors j’ai décidé d’aller au commissariat. Je me suis dit que je préférais le voir en prison que mort en Syrie. »
Autre élément qui lui est reproché, on a retrouvé sur son ordinateur des traces de connexion avec des sites de propagande de Daech, ce que Chouaa explique ainsi : beaucoup de monde passait chez lui, son ordinateur n’était pas verrouillé par un mot de passe, et il se pouvait qu’Abrini consultât chez lui des vidéos de son petit frère qui avait rejoint les rangs de l’EI et qui était mort en Syrie. Lui-même se déclare peu pratiquant, déclaration confirmée par ses deux épouses successives, toutes deux musulmanes, et par Abrini lui-même : « Abdellah Chouaa savait que je me barrais en Syrie. Lui, l’islam c’est pas son truc. Mais il ne m’a pas barré la route. »
Relevons que cette déclaration contredit la version d’Abdellah Chouaa qui a toujours assuré ignorer le but véritable du voyage d’Abrini, et il semble bien que cela soit volontaire. Dans V13, Emmanuel Carrère, qui assisté à l’entièreté du procès écrit : « Dans l’intervalle il a reçu de fréquents appels de lui émanant de numéros exotiques au Laos, au Bouthan, en Guinée, en Russie, en réalité de phone shops en Syrie. [Ali Haddad el Asufi] a juré, au cours de l’instruction, qu’il ne savait pas qu’Abrini partait pour la Syrie, mais qu’il le croyait en vacances en Turquie. Mais Abrini, au lieu de minimiser son rôle comme cela lui aurait été facile, n’a cessé de l’enfoncer : comment Chouaa pouvait-il ignorer le but de ce voyage et sa radicalisation notoire dans tout Molenbeek ? » Mais il nuance aussitôt : « Je ne veux pas me prononcer sur le fonds, mais pour qu’on ait remis Chouaa et les deux autres [NDR : Hamza Attou et Ali Oulkadi] en liberté après quelques mois de détention, il faut vraiment que leurs torts ne soient pas énormes. Suffisants toutefois pour qu’ils soient au V13 [NDR : acronyme de « vendredi 13 », métonymie désignant le procès des attentats du 13 novembre] et que leurs vies se soient transformées en cauchemar. » (p. 154) Notons simplement que conduire quelqu’un à l’aéroport, même pour un voyage en Syrie – en comptant que le but d’Abrini était d’aller se recueillir sur la tombe d’un frère –, n’implique pas mécaniquement que l’on projette de participer à un massacre comme celui du 13 novembre ou qu’on en soit complice. Encore plus simplement, comme le rappellera l’un de ses deux avocats Me Sorrentino lors de sa plaidoirie finale, quand Abdellah Chouaa s’est rendu compte que son ami lui avait menti, il est allé le dénoncer à la police belge, qui a diligenté une enquête qui plus rigoureusement menée aurait pu changer le cours de l’histoire ! « En juin 2015, quand Abdellah Chouaa dénonce Mohamed Abrini cela donne lieu à une enquête, qui aurait pu permettre, dès octobre 2015 de remonter directement à la cellule terroriste avant les attentats. On voudrait condamner un homme qui aurait permis, peut-être de remonter la cellule. Si lui vous le condamnez, le terrorisme aura encore une fois gagné. C’est inacceptable, incompréhensible. Et moi-même j’en dors pas. »
Il faut signaler que le paternel imam d’Abdellah Chouaa a été également accusé de radicalisation par sa mère. Ce que celui-ci toutefois met sur le compte de la rancœur consécutive à la destruction de leur mariage suite à un adultère dont il s’est rendu coupable. Les deux épouses successives de Chouaa nient également cette radicalisation du père : « Moi quand il me voit, il m’appelle “ma fille”. Il ne me dit jamais rien sur le foulard », a ainsi témoigné la seconde au procès.
Le 15 septembre 2021, lors de l’ouverture du procès, Abdellah Chouaa avait clos sa première intervention par ces mots : « J’ai été très choqué pour tous les attentats à Paris et Bruxelles, très ému. Je suis devenu marâtre (sic) avec ces accusations. J’ai rendu malade ma famille. J’ai trois merveilleux enfants à la maison. J’espère que justice sera faite. Je suis innocent. » De fait, le profil d’Abdellah Chouaa rappelle jusqu’à un certain point celui de Mohammed Amri : même absence manifeste de radicalisation voire même de pratique religieuse, même épouse blonde non voilée, même vie de famille brisée, même naïveté et serviabilité cruellement préjudiciables, et même trahison par l’ami devenu terroriste. D’Abrini il dit d’ailleurs aujourd’hui : « C’était mon ami. Aujourd’hui je lui en veux, c’est à cause de lui que je suis ici. » Et à l’instar de Salah Abdeslam pour son troisième « chauffeur » Ali Oulkadi, Abrini a tenu dès sa première intervention au procès, le 15 septembre, à le mettre hors de cause : « Abdellah Chouaa, à cause de moi il a eu mille problèmes, je lui demande pardon ».
Le 29 juin, alors que six années avec mandat de dépôt avaient été finalement requises par le Parquet national anti terroriste, Abdellah Choua a été condamné à quatre ans d’emprisonnement, dont trois avec sursis, assortis d’une interdiction du territoire français pendant 10 ans. La cour a considéré qu’il « connaissait le but du voyage de Mohamed Abrini » et qu’il « a ainsi apporté une aide logistique à l’ensemble de la cellule jihadiste ». Il a pu ressortir libre à l’issue du procès, son avocat regrettant toutefois que l’étiquette de « terroriste » ne lui ait pas été ôtée, ce qui comme on va le voir ne va pas être sans conséquence.
Un symbole des dérives de la justice antiterroriste
Les deux extraits suivants de la tribune publiée le 18 juillet 2022 par 11 avocats de la défense dans le journal le Monde, intitulé « Le procès des attentats n’a pas été exemplaire », s’appliquent particulièrement bien au cas d’Abdellah Chouaa : « la conduite de ce procès et la solution qui en a découlé sont en contradiction avec les principes fondateurs de notre législation criminelle. Le principe de l’interprétation stricte du droit pénal a été abandonné, la charge de la preuve renversée, le droit de savoir précisément de quoi on est accusé s’est perdu dans les limbes de l’association de malfaiteurs terroristes et c’est finalement à l’accusation que le doute a profité. Deux objectifs ont présidé à la détermination des peines : faire un exemple au moyen d’une peine féroce et dissuader les condamnés d’exercer leur droit de faire appel. » Et plus loin : « Les peines les moins lourdes n’ont répondu qu’à des considérations stratégiques, c’est-à-dire politiques. Du fait de la détention provisoire exceptionnellement longue et d’une date de libération proche, ces peines visent à convaincre les accusés qu’ils ont plutôt intérêt à accepter leur condamnation – et la qualification infamante de terrorisme qui l’accompagne – que d’exercer leur droit de faire appel. En faisant appel, ils seraient restés en détention dans l’attente d’un second procès plus longtemps qu’en acceptant leur condamnation. En cela, ils sont privés d’un double degré de juridiction. » C’est plus généralement le problème des procédures visant des associations de malfaiteurs terroristes qui se sont multipliées ces dernières années, et que nous avons souligné dans notre récit du procès des attentats de janvier 2015 dans Le massacre de Charlie Hebdo, l’enquête impossible : à défaut d’avoir pu empêcher l’événement de se produire, et d’apporter des réponses à des questions beaucoup plus dérangeantes (failles de sécurité, complicités à haut niveau, imlication de services étrangers, caractère antinational et suicidaire de la politique étrangère française) le filet de la justice à tendance à s’étendre de plus en plus impitoyablement à des pseudo « complices » du deuxième, troisième, voire du quatrième cercle, pour pouvoir exhiber des coupables au grand public et lui donner une impression d’efficacité et de sévérité. Quoique la tribune des 11 avocats ait été vivement critiquée lors de sa parution, elle a rencontré un écho chez les avocats en charge de ce genre d’affaire et qui déplorent cette dérive. Le 25 juillet 2022, Vincent Brengarth a ainsi justement généralisé dans une autre tribune toujours publiée par le Monde, et intitulée : « Le procès des attentats du 13 novembre est symptomatique des déficiences de la justice anti terroriste » : « Cette tribune visait à nuancer le concert de louanges ayant entouré ce procès historique. Si sa forme peut être discutée, elle a pour principal mérite de provoquer un débat indispensable – à savoir celui de la place, de plus en plus réduite, des droits de la défense dans de tels dossiers. Elle explique pourquoi l’absence d’appel ne doit pas s’analyser comme l’expression d’une acceptation unanime de la décision. L’erreur serait toutefois de singulariser le procès du 13-Novembre par rapport à d’autres procès antiterroristes. Si une critique doit être portée, elle doit être systémique. D’un point de vue extérieur à cette affaire, mais en tant qu’avocat intervenant régulièrement en défense dans ce type de dossiers, l’étiolement des droits de la défense est étroitement lié au caractère dérogatoire du droit antiterroriste. Il est donc structurel. Par conséquent, la critique doit se retenir d’attaquer une décision particulière pour interroger, de manière beaucoup plus profonde, la portée de la défense dans cette matière qui s’affranchit des règles de droit commun. Les dérives de la lutte antiterroriste sont visibles depuis plusieurs années. » Et plus loin : « La multiplication des attentats terroristes islamistes a conduit le système judiciaire à s’adapter, atteignant une certaine massification du contentieux (attentats, attentats déjoués, retours de Syrie…), laquelle entraîne à son tour une approche quasi automatisée, se vérifiant notamment dans le quantum des peines. Ce mouvement s’est accompagné d’une redéfinition des comportements susceptibles d’engendrer des poursuites, en s’éloignant d’une vision purement judiciaire pour répondre à un objectif administratif, tourné vers la sécurité et le principe de précaution. Or cette logique préventive est, en grande partie, incompatible avec la présomption d’innocence, pierre pourtant angulaire du procès pénal. Le risque d’erreur judiciaire est considéré comme étant un pis-aller, intrinsèque à la lutte antiterroriste. Elle laisse une place secondaire aux explications des accusés au profit des suspicions réunies par l’accusation. Ce changement de paradigme réduit considérablement les droits de la défense, plaçant les accusés dans une position intenable et dépossédant les avocats de leurs réflexes habituels. L’exemple le plus éloquent concerne la définition de l’association de malfaiteurs, qui se distingue de la complicité d’acte terroriste. En effet, la seule participation à un groupement ou à une entente est punissable, sans qu’il soit nécessaire de démontrer une participation effective aux crimes préparés ou commis. »
Prévisiblement, comme les autres accusés périphériques trop heureux de sortir enfin de cet enfer judiciaire et carcéral, Abdellah Chouaa n’a pas fait appel de sa condamnation, clémente en apparence, mais infamante sur le fond. Nous n’avons guère l’habitude, dans ces pages, de nous référer positivement au quotidien le Monde, soutien aveugle de la propagande atlantiste dans les conflits syrien et ukrainien, et régulièrement coupable d’articles ou dossiers anticomplotistes frauduleux qu’il nous est arrivé de démystifier par le passé, mais nous ne sommes pas psychorigides et manichéens comme tous ces organes de la presse subventionnée détenus par des milliardaires et dépendants de la publicité : nous pouvons concéder qu’il puisse leur arriver de faire du bon travail. Du reste en l’occurrence il ne s’agit pas vraiment du travail du Monde mais de tribunes indépendantes, et s’il était agi de dénoncer les dérives de la propagande antisyrienne, antirusse, pro-israélienne, anticomplotiste, etc. nous sommes certains que leurs auteurs auraient été impitoyablement censurés. Le 1er juillet 2022, au lendemain du dernier jour d’audience, Henri Seckel, à l’exemple de tous ses frères/clones médiatiques disposés comme d’habitude en rangs d’oignon, avait tendu le bras droit bien raide et haut dans le ciel en saluant « un verdict pour l’histoire, rigoureux et nuancé. »
Épilogue : de nouveau emprisonné dès son retour en Belgique
Mais le calvaire n’était pas terminé pour Abdellah Chouaa. A son retour en Belgique, la procédure belge exigeait qu’il passât par une brève période d’incarcération. Selon son avocat Me Sorrentino, il aurait dû s’agir d’une formalité : « Par téléphone, la directrice de l’administration pénitentiaire nous avait indiqué que c’était l’affaire de quelques heures et qu’il ressortirait le soir-même. » Or un mois après il s’y trouvait encore. Pierrick Beaudais rapporte dans Ouest France le 16 mars 2023 : « Une circulaire belge impose en effet qu’avant de prononcer un aménagement de peine, l’administration doit rendre un avis sur le condamné. « Or, mon client n’a été interrogé qu’au bout de trois semaines où on lui a à nouveau fait subir un interrogatoire pour déterminer s’il savait qu’Abrini se rendait en Syrie… Cela a duré cinq heures et demie et ils ont refait le procès », s’insurge Me Sorrentino qui a appris qu’un autre service devait à nouveau venir interroger son client : « C’est ubuesque ! » » Et il ne s’agit pas d’une erreur. En effet, même si la justice française avait assuré à Abdellah Chouaa qu’il ne retournerait pas en prison, et qu’il pourrait effectuer sa peine sous bracelet électronique, la loi belge quant à elle stipule que les personnes condamnées pour terrorisme ne peuvent bénéficier d’un tel aménagement de peine, selon la loi belge. Or la justice française a bel bien condamné Chouaa pour terrorisme ! Il sera tout de même libéré le 26 juin 2023, après quatre mois et demi de détention.