Se faire sauter dans un lieu public avec un gilet explosif n’est pas si facile qu’il y paraît. Même avec la ferme conviction de gagner le paradis en TGV ou en Concorde, en première classe et avec tous les avantages qui vont avec, un doute terrible au moment fatidique peut venir vous étreindre et écarter du bouton poussoir le pouce suant et tétanisé : la foi qui chancelle, la trouille de la mort, la honte par rapport à sa famille, les remords pour les futures victimes innocentes, les tendres pensées pour sa promise, le désir de vivre alors qu’on a toute l’existence devant soi… Et à la différence des tueurs du Bataclan et des terrasses, Salah Abdeslam et Mohamed Abrini n’avaient pas vécu leur baptême du feu au Levant et été soudés par un pacte de sang. Pour paraître à la hauteur de leurs frères djihadistes qu’ils révéraient, et sous l’emprise desquels ils se trouvaient, par adhésion aussi il est vrai à la cause de l’État Islamique, ils ont voulu faire comme s’ils iraient jusqu’au bout, mais au dernier moment se sont finalement défilés.
Salah Abdeslam
Les premières déclarations de Salah Abdeslam au procès des attentats, le 8 septembre 2021, sont tonitruantes : « D’abord, je tiens à témoigner qu’il n’y a pas de divinité à part Allah. Et que Mohamed est son serviteur et son messager. ». Seul des onze accusés à tenir à se démarquer, il explique, comme le président lui demande son activité : « J’ai délaissé toute profession pour devenir un combattant de l’État islamique. » Il se plaint ensuite d’avoir été « traité comme un chien pendant six ans ». Seul survivant des commandos du 13 novembre, où il aurait dû imiter son grand frère Brahim en allant rejoindre son créateur vêtu d’un gilet explosif, après avoir fait le maximum de dégâts, il a finalement renoncé, comme Mohamed Abrini et Osama Krayem, et a été rapatrié en Belgique au petit matin du 14 novembre par Hamza Attou et Mohamed Amri, puis véhiculé par Ali Oulkadi vers une planque, où il a été repéré presque par hasard le 15 mars 2016 en compagnie de Sofien Ayari et Mohamed Belkaid après une fusillade avec la police qui a coûté la vie à ce dernier ; il est parvenu à prendre la fuite mais a été interpellé trois jours plus tard, cet épisode imprévu déterminant les frères el Bakraoui et Najim Laachraoui à précipiter, le 22 mars, un attentat terroriste meurtrier dans l’aéroport de Bruxelles Zaventem et dans une station de métro bruxelloise, faisant 35 morts et 340 blessés. Pour la fusillade du 15 mars, Salah Abdeslam a déjà été condamné en Belgique avec Sofien Ayari à 20 ans de réclusion criminelle. Impliqué de bout en bout et jusqu’au cou dans les attentats de Paris et même ceux de Bruxelles, Salah Abdeslam représente judiciairement le cas le plus désespéré, même si nous allons voir que son détail est beaucoup plus complexe que l’apparence première le suggère. Ce portrait sera fatalement le plus élaboré de tous ceux de cette galerie, en raison non seulement du profil unique de l’accusé, mais aussi des très nombreuses heures d’auditions qui lui ont été consacrées au procès, qu’il a souvent animées, parfois fuies dans le silence où il est resté muré pendant six ans, et des explications et réflexions fondamentales qu’il a pu apporter sur la préparation et le déroulement des attentats.
Le 15 septembre, toujours aussi offensif, il assume et se justifie crânement : « Moi je vous dis : on a combattu la France, on a attaqué la France, on a visé la population, des civils, mais en réalité, on n’a rien de personnel vis-à-vis de ces gens-là. On a visé la France. La France a été visée car elle faisait partie de la coalition frappant le groupe État islamique en Syrie. Les avions français ne font pas la distinction entre les hommes, les femmes et les enfants. On a voulu que la France subisse la même douleur que nous subissons. » Et il s’en prend nommément à l’ancien président François Hollande : « Je l’ai entendu dire que nous combattons la France pour vos valeurs et vous diviser. C’est un mensonge manifeste. Quand François Hollande a pris la décision d’attaquer, il savait qu’à cause de cette décision, des Français allaient rencontrer la mort. » Et de louer en comparaison la décision de ne pas se joindre à la croisade anti Saddam en 2003 : « Jacques Chirac a refusé de donner son soutien aux Américains, sous prétexte d’une haine anti-Français et des attaques meurtrières. C’est exactement ce qu’il se passe aujourd’hui. » Il s’excuse du caractère choquant de cette première prise de parole : « Je sais que certains de mes propos peuvent choquer. Le but n’est pas de blesser les gens, pas d’enfoncer le couteau dans la plaie. Mais être sincère, envers ces personnes qui subissent une douleur incommensurable. On dit souvent que je suis provocateur mais moi je veux être sincère envers ces gens-là et ne pas leur mentir. Je vous remercie de m’avoir écouté. Je n’ai rien à ajouter. »
Le 20 septembre, comme l’enquêteur chargé de faire les constations de la scène du massacre de la Belle équipe, le plus meurtrier de toutes les terrasses avec 21 victimes, fait projeter une vidéo où l’on voit les trois hommes du commando, dont son frère Brahim, il tient à préciser, collant au même argumentaire : « Je voudrais dire que si on les sort de leur contexte, je suis le premier à les désapprouver. Mais si on les met dans leur contexte, je ne peux les condamner. Il y a des Français, des Allemands, des Belges de confession musulmane qui ont immigré en Syrie et en Irak pour vivre leur religion dignement. La France les a assassinés. Si la France compte ses morts, nous on a arrêté de compter. (…) L’exposé de l’enquêteur n’est que la dernière page du livre, il faut parler du début. »
Né le 15 septembre 1989, Salah Abdeslam est le quatrième d’une fratrie de cinq enfants qui compte quatre frères et une petite sœur. Son père Abderahmane, marocain né à Oran en Algérie, est arrivé en Belgique en 1964. Il a tout de même la nationalité française qu’il a transmise à ses cinq enfants. Son épouse est également marocaine. Toute la famille se rendait chaque été dans sa ville natale de Bouyafar, au Maroc, où elle possède une maison. Il travaillait à la Société des Transports Intercommunaux de Bruxelles (STIB) comme chauffeur de trams. Comment s’est passée son enfance ? à ses dires lors de l’enquête de personnalité du 2 novembre 2021 : « très simple, j’étais quelqu’un de calme, gentil, j’ai pas vraiment de souvenirs, il y avait une bonne ambiance, il y a toujours une bonne ambiance. » Sa scolarité ? « Ça s’est bien passé, j’ai suivi l’enseignement technique, j’étais aimé par mes professeurs, j’étais un bon élève. » Salah Abdeslam a obtenu son BAC mais arrêté ses études à 18 ans. Il occupe alors de multiples emplois, entrant finalement en septembre 2009 à la STIB1, sur les traces de son père, comme ouvrier mécanicien, avant d’en être licencié en janvier 2011 en raison d’absences répétées. Sa vie bascule en février 2011 quand il est condamné à un an de prison pour sa participation à un cambriolage raté en compagnie d’Abdelhamid Abaaoud et un autre acolyte. Lors du procès il plaide le mauvais concours de circonstances : « J’ai jamais fait de cambriolage. (…) On est sorti boire un verre avec des amis, on avait bu. (…) Je faisais pas les vols, les cambriolages, non ça c’est hors de question. (…) le juge ne m’a pas laissé de chance, ça m’a fait mal. » Il est vrai qu’alors il n’avait aucun antécédent judiciaire, si l’on excepte des condamnations pour excès de vitesse. A sa sortie de prison, il raconte avoir acheté une camionnette et s’être mis à son compte pour faire des déménagements. Cependant, « ça n’a pas marché, [il] n’avai[t] pas beaucoup de clients ».
Salah Abdeslam connaissait Abaaoud depuis l’âge de onze ans. Parmi les accusés, il connaissait également très bien Mohamed Abrini : « c’était mon voisin depuis plus de 20 ans, je connais bien sa famille. Vous voulez que je vous parle de lui ? Au départ c’était mon voisin, je l’ai connu très jeune, 13 ans peut-être. C’était des gens respectés. », et bien évidemment ses « chauffeurs » du 14 novembre 2015 : Mohamed Amri : « c’est une connaissance de toujours. Molenbeek c’est petit, tout le monde se connaît. On se voyait pour boire un verre, manger au restaurant. Des choses que tout le monde fait. » ; Ali Oulkadi : « je le rencontrais de temps en temps au café de mon frère, on faisait une partie d’échecs, on buvait un verre, c’est l’ami de mon grand frère et je le respecte. » ; et Hamza Attou : « c’est une connaissance que j’ai connue un peu plus tard, C’est plus un ami de mon frère Brahim. » Parmi les accusés, il ne connaît d’autre que Sofien Ayari, avec lequel il s’est planqué de longues semaines à Forest, et en compagnie duquel il a été arrêté le 18 mars 2016, quatre jours avant les attentats de Bruxelles. Questionné sur ses relations avec ses frères il explique : « On est très solidaires », mais c’est de Brahim qu’il se sentait le plus proche : « C’est le frère que je préférais. » Pour quelle raison ? « L’amour n’a pas de logique, peut-être qu’il s’est plus occupé de moi quand j’étais jeune. » Il tient toutefois à minimiser le rôle qu’il a pu avoir dans son café les Béguines : « J’ai fait ça pour aider mon frère et quand il a remonté la pente, j’ai cessé. » Jusqu’en 2014, il était très éloigné de la religion. Il lui arrivait de sortir en boîte de nuit, allait au casino, et fumait occasionnellement du cannabis. Il était à ses dires « imprimé par des valeurs occidentales », qu’il définit ainsi : « Vivre comme un libertin, sans se soucier de Dieu, faire ce qu’on a envie. » Et il avait une vie sentimentale stable et riche d’avenir, avec une certaine Yasmina, qu’il connaissait depuis ses quinze ans, et avec qui il envisageait de se marier, ce qui lui était toutefois impossible tant qu’il n’avait pas d’emploi stable : « J’ai demandé la main de la fille aux parents, après il fallait un peu de temps pour faire un grand mariage, c’est un peu coûteux. » En 2015, il travaillait « au noir » avec des copains, expliquera-il deux mois plus tard.
En détention il a régulièrement des visites, notamment de sa mère et de sa tante, mais ses conditions de détention exceptionnellement draconiennes lui pèsent : « J’espère que cela se reproduira pas pour d’autres parce que c’est injuste. Je sais que ça a été décidé pour ma protection pour éviter le suicide. Mais vivre avec des caméras comme ça 24 h sur 24 moi je l’ai supporté grâce à mon seigneur mais peut-être que d’autres n’y arriveront pas. Vous êtes traités comme des animaux. J’ai supporté ça mais j’espère que ça ne va pas se reproduire. (…) J’ai rien à faire. Toute la journée, toute la nuit. (…) J’aurais aimé étudier. Mais on m’autorise pas. (…) On n’a pas de moyens de réinsertion, on n’a rien. »
Sa sympathie pour l’État Islamique date « de 2012 ou 2013 », a-t-il expliqué lors de sa première audition le 9 février 2022 – période qui correspond au commencement de l’expansion de l’organisation en Syrie, le nom d’« État Islamique en Irak et au Levant » étant adopté le 9 avril 2013. Mais c’est au début 2015 qu’il commence à se passionner vraiment pour le nouveau Califat, transformé par le voyage raté de son frère en Syrie, qu’il a peut-être accompagné pour son départ à l’aéroport le 27 janvier 20152. Fin décembre, il avait évoqué devant sa petite amie Yasmina – et elle seule – son souhait de partir en Syrie, mais sa volonté à l’époque n’avait rien de ferme et il n’en n’a plus reparlé à quiconque par la suite. Au retour de son frère, suspecté à son tour de vouloir se rendre en Syrie, il est convoqué au commissariat de Molenbeek le 28 février où il peut se contenter d’expliquer qu’il compte simplement partir en voyage en Espagne et au Maroc avec des amis. Le procès verbal de fin d’audition conclut ainsi : « Salah Abdeslam ne présente aucun signe de radicalisme que ce soit dans sa tenue vestimentaire ou ses propos ». L’enquêteur belge interrogé le 25 novembre 2021 a évoqué un suivi discret le concernant, mais à l’époque son nom à l’évidence n’a pas été inscrit sur les fichiers de l’antiterrorisme, raison pour laquelle il n’a pas été identifié lors des trois contrôles qu’il a subis avec Mohamed Amri et Hamza Attou lors du retour vers Bruxelles le matin du 14 novembre 2015. Et force est de reconnaître, au vu de certains profils détaillés dans cette galerie, et consultés ailleurs pour les besoins du présent travail, qu’à Molenbeek à l’époque il y avait pléthore de cas plus inquiétants que celui de Salah Abdeslam.
Lors de sa première audition le 9 février, il a tenu à commencer par cette déclaration spontanée : « Je tenais à dire aujourd’hui que je n’ai tué et blessé personne. Même une égratignure. Depuis le début de cette affaire, on n’a cessé de me calomnier. » Il déplore en effet que sa décision de n’avoir pas avoir actionné son gilet explosif n’ait pas été prise en considération pour atténuer une peine qu’il estime exagérément sévère : « A l’avenir quand un individu sera dans un métro avec une valise explosive, et qu’au dernier moment, il voudra faire marche arrière, il saura qu’il n’aura pas le droit de faire ça, car il sera enfermé et humilié. » Il maintient toutefois ses déclarations d’allégeance à l’EI proclamées dès les premières heures du procès : « On ne peut pas nier que j’ai un parcours de combattant. », se justifiant ainsi : « Le monde occidental impose son idéologie au reste du monde. (…) Pour nous les musulmans, c’est une humiliation. (…) Je supporte l’État islamique, je suis avec eux, je suis pour eux, je les aime. »
Relancé sur sa proximité avec Abaaoud, il reconnaît de nouveau qu’il le connaissait très bien, qu’il savait qu’il se trouvait en Syrie, sans toutefois se trouver en relation régulière avec lui, et s’il nie avoir participé à ces fameuses « séances » de visionnage de vidéos de propagande de l’EI aux Béguines, il reconnaît qu’il connaissait la vidéo non moins fameuse où l’on voit ce dernier tracter hilare des cadavres de soldats de l’armée syrienne au volant d’un pick-up. Comme tant d’accusés mis en cause dans cette procédure, sa motivation première, certes colorée d’une sorte de patriotisme musulman, était politique avant d’être religieuse. « moi au départ ce n’était pas religieux, j’avais de la compassion pour les Syriens » Sa petite amie Yasmina, lors d’un témoignage lu au procès décrira de fait un jeune homme dont la pratique religieuse n’avait rien de rigoureux. Comme on essaye de le sonder sur « les actions violentes de l’EI », il répartit : « Je n’en sais rien de ce qu’ils ont fait. Les vidéos que j’ai vues, c’étaient celles des bombardements de la coalition. » Quand on lui signale la pratique de la peine de mort par l’EI, il objecte que cette peine était en vigueur en France jusqu’en 1981. Plus généralement il nie que l’EI se soit massivement rendue coupable d’exactions, dénonçant une déformation de la propagande occidentale. Il désigne François Hollande comme le principal responsable, par sa décision d’engager la France dans la coalition anti EI : « C’est à cause de lui, aujourd’hui, qu’on est là ».
Il banalise le voyage de six jours qu’il a effectué en Grèce au début du mois d’août 2015 en compagnie d’Ahmed Dahmani : « C’était un road-movie, on avait de l’agent à gaspiller, on voulait souffler un petit peu. Pour vous tout est lié à l’État islamique, mais il y a une vie à côté. » Comme l’ont fait remarquer toutefois le président de la cour et la juge Isabelle Panou3, il s’agit d’un bien étrange voyage puisqu’ils ne sont restés que deux jours sur place, et que leur destination, qu’ils ont atteinte en prenant un ferry depuis la ville italienne de Bari, était le petit port de Patras, au nord-ouest de la presqu’île du Péloponnèse, un des points de passage des migrants vers le nord de l’Europe. Il nie avoir rencontré en cette occasion Ibrahim el Bakraoui qui se trouvait alors en Grèce assurant qu’il ne le connaissait pas.
Il explique n’avoir rien su du voyage de son ami Mohamed Abrini en Syrie du 23 juillet au 9 août 2015, commentant : « Chacun a ses petits secrets. »
Les récits que lui fait son frère des bombardements de la coalition ont eu en revanche sur lui un impact profond. Mais, plus encore que les vidéos de propagande de Daech, à ses dires ce sont les « missions » que va lui demander de rendre son frère qui vont l’insérer dans l’engrenage.
Quand l’avocate de l’Association française des victimes de terrorisme (Afvt) maître Josserand-Schmidt lui demande un peu plus tard : « Comment expliquer qu’on puisse passer d’une pratique très modérée de l’Islam à un djihadisme armé ? » , il explique qu’il « a peur de celui qui vous a créé, j’ai eu peur de Dieu, de l’enfer et du châtiment de Dieu. Moi au départ, je profitais de la vie. Grâce à ce qu’il s’est passé en Syrie, ça a commencé à m’intéresser, j’ai voulu les aider même si je n’étais pas pieux. » Et c’est là que son frère a joué un rôle capital : « C’est grâce, ou à cause, de mon frère. C’est lui qui m’a tiré vers ça. Je savais qu’il ne voulait pas mon mal. J’avais confiance en mon frère plus que dans le savoir religieux. » Et il revient sur l’argument politique que l’on pourrait qualifier de « fabiusien » : « J’avais certaines informations mais personnellement ça n’avait pas d’influence. Moi ce que je regardais, c’était le régime de Bachar el-Assad et le massacre de son peuple. » Il nie en même temps que son frère eût été au courant de quelque projet terroriste que ce soit, du type 13 novembre, à cette époque : « On lui a dit, tu retournes en Belgique, tu attends et tu nous seras utile. Je suis sûr à 2000% qu’il ne savait rien à ce moment-là. »
C’est le 15 mars 2022 que Salah Abdeslam a été interrogé à propos des voyages effectués en Hongrie depuis la Belgique. C’est très confus, faute notamment à la volonté de l’accusé de ne pas « balancer » des gens qui selon lui « n’ont rien à voir avec ce dossier ». Il ressort clairement toutefois, au minimum, qu’il a bien loué la BMW qui a servi à rapatrier Bilal Hadfi (kamikaze du Stade de France) et Chakib Akrouh (tueur des terrasses), même s’il assure ne pas l’avoir conduite lui-même. En même temps, il admet qu’avec ce véhicule il est « allé chercher des frères en Islam qui vivaient dans une zone de guerre, où il y avait le régime de Bachar el-Assad, Poutine, les Kurdes, je ne pouvais pas abandonner mes frères, je savais qu’ils étaient là-bas, je ne regrette pas ». Il explique aussi à la magistrate Frédérique Alines, recourant à une comparaison osée : « Je l’ai fait pour les soutenir. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs dans les camps de concentration en voulaient aux autres Juifs qui vivaient ailleurs. Je ne veux pas que mes frères m’en veuillent ». Il a bien loué et conduit par ailleurs le véhicule qui a rapatrié Najim Laachraoui (kamikaze de l’aéroport de Bruxelles) et Osama Krayem, fait incontestable puisque le véhicule a été loué en son nom et a subi un contrôle dont la trace a été conservée après leur retour en Belgique. Au cours de ces longs voyages, il assure n’avoir eu presque aucun échange avec ses passagers, pour la raison de bon sens suivante : « quand une bande de gars vont faire un braquage, ils ne racontent pas leur vie »/ « Ce sont des gens intelligents, aguerris. Il y a un cloisonnement pour se protéger. Soi-même ou les autres. Ça n’est pas votre domaine, c’est pour ça ». Il nie en même temps avoir participé à l’un ou l’autre des trois convois qui ont rapatrié les terroristes du 13 novembre, ce qui peut être perçu comme une stratégie de défense. Lors de cette première des trois journées de sa seconde audition (après celle du 9 février), Salah Abdeslam a par ailleurs à un moment explosé, pour expliquer à un avocat de la défense trop offensif à son goût son silence de six années : « Si la France m’avait mieux traité, j’aurais peut-être parlé. Vous m’avez bousillé ma vie ! (…) La France et son gouvernement, la manière dont vous m’avez traité depuis six ans », ce qui a provoqué des remous dans toute la cour, suscité l’indignation des parties civiles dont certaines ont ironiquement applaudi, entraîné une suspension de séance, et poussé le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à réagir immédiatement sur les ondes4 : « Moi je trouve que les propos de Salah Abdeslam sont profondément ignominieux, profondément insultants pour la nation française et je crois que le meilleur moyen de répondre à monsieur Abdeslam, c’est le silence du mépris. »
Le lendemain de cette journée d’audience qui s’est terminée de façon houleuse, Salah Abdeslam a commencé, questionné par son avocate Olivia Ronen, à se justifier sur sa sortie polémique de la veille : « Je respecte les victimes, autant que je le peux. Je fais de mon mieux. Je sais qu’elles veulent des réponses. Le fait que je n’ai pas parlé pendant six ans, elles ont pris ça pour du mépris. Je fais des efforts. Mais ce n’est pas toujours facile parce que je suis à l’isolement, entre quatre murs depuis six ans, je ne parle à personne. », et comme elle le relance :
« Vous ne cherchez pas à les provoquer parce que ça vous fait plaisir ?
– Je ne suis pas un psychopathe. Je ne suis pas toujours à la hauteur, je ne suis pas parfait.
– Et vous n’êtes pas un expert de la communication ?
– Je confirme. A la base, je suis très timide, je n’ai pas l’habitude de parler en public. Et l’histoire des applaudissements, ben voilà… Ce n’est pas grave. On ne va pas en faire un fromage. »
Salah Abdeslam a été auditionné une troisième fois, le 30 mars, pour s’exprimer sur les dernières journées ayant précédé les attentats du 13 novembre. Cette audition a eu lieu le lendemain de celle de Mohamed Abrini, au cours de laquelle ce dernier a assuré qu’au dernier moment Brahim Abdeslam avait convaincu son frère de le remplacer, alors que lui-même s’était finalement rendu compte qu’il était incapable de se faire sauter avec un gilet explosif dans un lieu public. Abrini a en même temps précisé qu’il n’avait pas vu non plus dans les yeux de son remplaçant un enthousiasme débordant à l’idée de poser le point final de son existence en étant ainsi généreux de sa chair.
Salah Abdeslam a avoué au cours des interrogatoires consécutifs à son interpellation avoir loué des voitures et des hôtels pour le compte de son frère Brahim. Le 9 novembre, il a ainsi loué la Polo et la Clio, deux des trois voitures du commando, et deux chambres dans un Appart’hôtel d’Alfortville, l’une des deux planques des terroristes. Le matin du 12 novembre, il s’est rendu en compagnie de son frère Brahim et Mohamed Abrini à Charleroi pour récupérer l’ensemble des participants au carnage, dont Abdelhamid Abaaoud. Lui-même a passé ensuite la nuit du 12 novembre dans le pavillon d’Alfortville loué par son frère. Le lendemain, c’est lui qui a conduit avec la Clio les trois kamikazes au Stade de France. Il l’a abandonnée ensuite à 22h dans le XVIIIème arrondissement de Paris, place Albert Kahn, avant de partir en direction de Montrouge, où il s’est défait dans une poubelle de la rue Chopin de son gilet explosif, qui sera retrouvé le 23 novembre par un éboueur5.
Tels sont les faits sur lesquels la cour espérait que Salah Abdeslam apporterait des éclaircissements, mais dès les premières minutes de cette 102ème journée du procès, celui-ci suscite la consternation en faisant valoir son droit au silence. Il explique calmement au président de la cour : « J’ai déjà fait des efforts, j’ai gardé le silence pendant six ans, c’était la position que je voulais adopter pour ce procès, mais j’ai changé d’avis, j’ai dit des choses, je me suis exprimé à l’égard des victimes, mais là je peux plus m’exprimer, j’y arrive plus. J’ai pas à me justifier. C’est pour qu’on ne me qualifie pas à nouveau de provocateur que je ne veux pas donner mes raisons. »
Après que le président, ses assesseurs, les avocats généraux, se sont cassés les dents sur ce mur du silence, une avocate des parties civiles, Me Josserand-Schmidt, parvient à le faire sortir de son mutisme, en lui rappelant ses pleurs le 10 novembre face à sa petite amie Yasmina : « Avez-vous pris la mesure de la souffrance que vous alliez occasionner ? Vous ne souhaitez pas répondre là-dessus ? » Salah Abdeslam, à la surprise générale, prend alors le micro pour répondre longuement (reconstitution du journaliste de Ouest-France) : « Je suis navré de pas pouvoir répondre à vos questions, je vous écoute attentivement, c’est un signe de respect. Mais je vais quand même répondre à quelques questions parce que j’avais promis, je veux tenir ma promesse. Par rapport à la détermination de mon frère, j’ai vu ça quand je suis allé à Charleroi, la journée du 12, c’est là que j’ai vu qu’il allait faire ce qu’il a fait… et je veux pas m’exprimer parce que garder le silence ou m’exprimer, ça change rien pour moi en tout cas. J’aurais voulu entendre cette femme qui a perdu ses six enfants dans un bombardement [en Syrie], je vais pas remettre ça sur la table parce que je sais que vous aimez pas mais si vous regardez que ce que l’état islamique a fait et pas l’État Français, votre jugement sera pas équitable (…) Ma fiancée je l’aimais sincèrement et je voulais me marier avec elle. Si j’ai pleuré, c’est parce qu’à ce moment là elle avait parlé de projets d’avenirs, d’enfants, d’appartement, et à ce moment je savais que j’allais partir en Syrie. C’était ça qu’on m’avait proposé. Parce que j’avais soutenu l’Etat islamique et que je pourrais avoir de graves problèmes et qu’on m’avait dit que le mieux pour moi c’était d’aller là-bas. Voilà, c’est ce que je voulais dire. »
A partir de là, surprenant tout son monde, Salah Abdeslam dit qu’il va accepter de répondre aux questions. Il se retrouve donc à expliquer que ce n’est que 48 heures avant les attentats, le 12 novembre, qu’il a été amené à prendre sa décision. Alors qu’il va louer l’appartement d’Alfortville, son frère lui dit qu’Abaaoud est présent et qu’il veut lui parler. S’il n’a pas déclenché son gilet explosif, ce n’est pas par lâcheté ou par peur, mais simplement parce qu’il ne voulait pas, et si par la suite il a dit aux autres des planques de Bruxelles que c’est parce qu’il était défectueux, c’était un mensonge pour leur donner le change : « J’avais honte, peut-être… j’avais peur du regard des autres… voilà et j’avais 25 ans aussi… J’avais honte tout simplement. » Après ces quelques révélations inattendues et incomplètes, il se mure dans le silence face aux questions des autres avocats. Bruno Vanlerbergue, chef du pôle explosif du laboratoire central de la préfecture de police de Paris, vient alors témoigner à la barre. Il a analysé le gilet explosif retrouvé dans une rue résidentielle de Montrouge et a établi qu’il était comparable à ceux des autres terroristes, n’étaient le bouton pressoir et la pile qui ont disparu, et un câble du système de mise à feu qui a été sectionné, et il ne comporte aucune trace d’allumage, détail qui compte puisqu’il aurait suffit d’y porter la flamme d’un briquet pour faire exploser le TATP qu’il contenait. Acceptant de nouveau de répondre, Abdeslam confirme qu’il s’agit bien du gilet qu’il a abandonné, et explique : « Je veux bien donner une information sur le bouton poussoir, ça je veux bien le partager avec vous, c’est pas parce que c’est à décharge, mais pour le reste je répondrai pas. Le jour où j’ai abandonné cette ceinture, je l’ai mise dans un endroit où il y a peu de chances qu’elle soit retrouvée, manipulée, j’ai retiré le bouton poussoir et la pile parce que c’est ce qui permet de l’enclencher, même un enfant aurait pu la déclencher par accident et c’est pour ça que je l’ai enlevé. » Et comme il se mure dans le silence, un avocat de la défense lui reproche : « Vous continuez à jouer un jeu pervers, c’est vous le maître du jeu, vous choisissez quand vous répondez ! » Fin de la journée d’audience.
L’enquête a toutefois permis de reconstituer les déplacements de Salah Abdeslam à Paris le 13 novembre, jusqu’à son retour à Bruxelles le lendemain matin, ces éléments ayant pu être recoupés avec des aveux de l’intéressé lui-même. Ils ont été exposés le 4 avril par l’enquêteur BC025 : après avoir abandonné à 21h59 la Clio, la laissant ouverte, – elle sera retrouvée le 17 novembre – sur un passage piéton de la place Albert Kahn dans le 18ème, Abdeslam a acheté une puce téléphonique dans un Africa Phone au 28 de la rue Doudeauville toute proche avec laquelle il a appelé Mohamed Amri à 22h31, pour tenter en vain de le convaincre de venir à Paris le dépanner : ce dernier à ce moment-là était à son poste pour le SAMU social. Abdeslam a alors appelé Hamza Attou, lui demandant de téléphoner à sa sœur Myriam pour qu’elle lui donne le numéro de téléphone de leur tante vivant à Paris. A 1h28, il parvient à joindre sa tante mais tombe sur son cousin qui lui explique qu’il est impossible de l’héberger. Il rappelle alors Amri, qui finalement accepte de venir le chercher en compagnie d’Attou. Il se déplace alors – empruntant la ligne 4 ou un taxi, ce n’est pas établi – vers le sud de Paris, à Montrouge où il se débarrasse de son gilet explosif. Il passe alors par un McDonald’s de la ville de Châtillon toute proche, et, s’étant acheté de quoi manger, croise deux adolescents avec qui il passe deux heures à discuter, s’étant présenté sous le prénom d’Abdel. Ceux-ci commentent évidemment les attentats qui viennent de se produire mais lui ne dit rien à ce sujet. Vers 5 heures du matin, Amri et Attou arrivent au point de rendez-vous indiqué. Pénétrant dans le véhicule, Abdeslam, en larmes, révèle aux deux hommes ce à quoi il vient de manquer de participer, leur parlant du commando de dix hommes. Après un moment de sidération pendant lequel Amri et Attou demeurent sans voix et sans rien faire, ils prennent la décision de ramener leur ami à Bruxelles. Entre 9h10 et 10 h les trois hommes sont contrôlés à trois reprises à l’approche de la frontière mais comme aucun d’entre eux n’est fiché où que ce soit, le véhicule passe sans encombre. Parvenu à midi à Bruxelles, Abdeslam se fait mener vers une planque de la commune bruxelloise de Schaerbeek par Ali Oulkadi, proche de Brahim Abdeslam qu’Attou s’est chargé de contacter.
Ali Oulkadi dépose Salah Abdeslam dans la planque du 86 de la rue Henri Bergé à Schaerbeek, où il demeure jusqu’au 4 décembre. Il quitte alors les lieux dans l’urgence, affolé par une importante mobilisation des policiers des unités spéciales6. Le 9 décembre, une perquisition à cette adresse permet de découvrir trois gilets cousus main destinés à recevoir des explosifs, des traces de TATP, mais aussi l’ADN du fuyard. Sa trace est finalement retrouvée le 15 mars 2016 au deuxième étage d’un petit immeuble de la rue de Dries à Forest, au sud de Bruxelles. Ce jour-là, à 14h15, six enquêteurs des services de police belge et français effectuent une perquisition de routine à cette adresse dans le cadre de l’enquête sur les attentats du 13 novembre : ils sont aussitôt accueillis par des tirs de kalachnikov et de riot gun et quatre d’entre eux sont blessés. Des unités spéciales belges sont alors dépêchées sur place et entreprennent le siège de l’appartement. Salah Abdeslam et Sofien Ayari parviennent à fuir par des toits à l’arrière de l’immeuble, tandis que Mohamed Belkaid, armé d’une kalachnikov, est finalement abattu par un tir de précision après un siège de quatre heures. Aux côtés du corps de Belkaid, sont trouvés un drapeau de l’État islamique, un livre sur le salafisme, une Kalachnikov avec onze chargeurs et de très nombreuses munitions7. On relève également l’ADN et les empreintes digitales d’Abdeslam. Avec Ayari, celui-ci trouve refuge dans une maison à deux étages au 79 rue des Quatre-vents à Molenbeek. Les deux hommes y sont interpellés en fin d’après-midi le 18 mars. C’est dans ce contexte que les frères el Bakraoui décident de précipiter les attentats de Bruxelles quatre jours plus tard, le 22 mars.
Début février 2018, Salah Abdeslam a été jugé avec Sofien Ayari dans le cadre de la procédure de la fusillade de Forest du 15 mars, et reconnu coupable, le 23 avril, de tentative d’assassinat terroriste, et condamné à 20 ans de prison8. Quasi mutique tout au long du procès, et absent lors du verdict, il y a tout de même fait cette déclaration : « Je suis venu parce que je suis un acteur de ce procès. Je constate que les musulmans sont jugés impitoyablement. Il n’y a pas de présomption d’innocence. Dans ce dossier, il y a des preuves tangibles, scientifiques. Je souhaite qu’on n’agisse pas avec ostentation pour faire plaisir au public ou aux médias. Je témoigne qu’il n’y a point d’autre divinité qu’Allah, et Mohamed est son prophète. Jugez-moi, faites de moi ce que vous voulez. Je n’ai pas peur de vous, de vos alliés ou de vos associés. Je place ma confiance en Allah, mon seigneur. » Comme pour le 13 novembre, sa ligne de défense a consisté à minimiser son rôle direct dans la fusillade ayant blessé les quatre policiers, assurant : « Ni moi ni Sofien Ayari n’avons tiré sur les policiers le 15 mars. »
Le 14 avril 2022, Salah Abdeslam a eu l’occasion de s’exprimer une dernière fois avant les délibérations et le verdict. Il a pu préciser que s’il adhérait aux thèses de l’EI, pour autant il n’avait jamais eu l’intention de se faire exploser : « C’est pas tout le monde qui a envie de se faire exploser. Moi je vous dis, j’ai pas voulu parce que j’ai pas voulu tuer. » Il a répété le problème du deux poids deux mesures entre l’EI et la coalition anti EI : « Les bombardements font la même chose. Il n’y a pas quelque chose qui est plus grave que l’autre, pour moi. C’est la même chose. Sauf qu’eux [les terroristes, NDLR], ils font avec les moyens du bord. » Il répète que s’il est bien entré dans un café du 18ème pour s’y faire sauter, il a finalement renoncé « par humanité ». Précisons qu’à ce jour Abdeslam n’a jamais donné le nom de ce café et qu’aucun indice n’a permis de l’identifier. Collant à sa ligne de défense, il minimise son rôle en rappelant qu’il a finalement renoncé à faire le grand saut vers le paradis, et que les hommes qu’il a déposés au stade de France n’ont finalement « pas fait autant de morts que les autres », puis : « J’ai peut-être tué indirectement. Mais je n’ai tué personne directement. » loin de fanfaronner comme cela a pu lui arriver au début du procès, questionné sur le souvenir qu’il veut laisser de lui, il déclare : « Je ne veux pas que l’on se souvienne de moi. Je veux être oublié à jamais. »
Le 29 juin, conformément aux réquisitions du parquet, Salah Abdeslam a été condamné à la réclusion à perpétuité incompressible. La cour a notamment retenu que son gilet explosif « n’était pas fonctionnel, ce qui remet en cause ses déclarations quant à son renoncement » à participer aux attaques du Stade de France. Ayant déjà été condamné en 2018 à 20 ans de réclusion pour son implication de la fusillade de Forest, il n’a pas écopé de condamnation supplémentaires en septembre 2023 au terme de la procédure des attentats de Bruxelles, dont il demeure toutefois considéré comme l’un des co-auteurs.
En novembre 2022, comme il recevait dans sa cellule de Fleury-Mérogis de nombreuses lettres d’admiratrices de son parcours et de son œuvre, il a tout de même fini par se marier religieusement par téléphone avec une jeune femme choisie par son père.
Mohamed Abrini
Mohamed Abrini, présente la particularité unique parmi les accusés d’avoir failli être opérationnel à la fois dans les attentats de Paris et de Bruxelles… et d’avoir dans les deux cas renoncé au dernier moment à y participer. 31 ans au moment des faits, il est né le 27 novembre 1984 à Berchem-Sainte-Agathe, une petite commune du sud de Bruxelles, de parents marocains, deuxième d’une fratrie de six enfants, le père travaillant dans le bâtiment et la mère femme au foyer. Milieu modeste mais enfance heureuse, à ses dires lors de son enquête de personnalité le 2 novembre 2021 : « Moi mon père, il gagnait bien sa vie donc même si on était une famille nombreuse, on ne manquait de rien. On mangeait, on n’était pas une famille riche, mais pas une famille pauvre non plus. » A l’exemple de la plupart de ses frères et sœurs, il aurait pu avoir une existence honnête, mais très jeune il bascule dans la délinquance. Flambeur et vivant au-dessus de ses moyens, de son propre aveu, il passe de la petite délinquance aux cambriolages, ce qui le mène rapidement à effectuer des séjours en prison. Spécialisé dans les vols de coffres dans les concessions automobiles, il y a gagné le surnom de « Brink’s ».
Interrogé le 2 novembre sur son parcours il répond : « Comment je pourrais dire ça ? J’ai dix années, quinze années de criminalité derrière moi… » Dès son enfance, il est imprégné à la maison par les chaînes TV du monde arabe, captées grâce à la parabole, qui rendent compte des horreurs ordinairement commises par les Israéliens contre les Palestiniens, sujet il est vrai à peu prêt occulté par les médias de masse « français », obsédés en miroir par la lutte contre l’antisémitisme et la perpétuation de la culpabilité éternelle des français dans la participation à la Shoah : « Dans toutes les familles, on avait des paraboles, on regardait Al Jazeera, vous vous regardez BFM, nous on regardait ça, depuis plus de vingt ans tout ce que je vois c’est la guerre, le conflit Israélo-palestinien. (…) Dans toutes les familles issues de l’immigration c’est comme ça, on a les paraboles, depuis qu’on est enfant on voit des femmes et des enfants se faire massacrer. » Mohamed Abrini résidait, comme nombre d’accusés ou participants décédés aux attentats, à Molenbeek, et fréquentait tous les jours le bar les Béguines : Abdelhamid Abaaoud et les frères Abdeslam étaient ainsi ses très proches amis, tellement amis même, que, après que le hasard alphabétique l’ait placé juste à côté de Salah Abdeslam dans le box des accusés, il a été rapidement décidé de les séparer, pour les empêcher de perturber les débats par leurs interminables bavardages. Abrini regardait volontiers les vidéos de propagande de Daech avec ses camarades et futurs complices, mais c’est un événement familial tragique qui va précipiter sa radicalisation : la mort au combat de son jeune frère Souleymane – avec qui il partageait la même chambre dans son enfance – en Syrie qu’il avait ralliée en janvier 2014 et où il était parti grossir les rangs de l’EI. Mohamed Abrini apprend cette mort le 4 août 2014, dans la prison de Forest (commune de Bruxelles) où il est incarcéré depuis le 15 novembre 2013. Il évoque ainsi cet événement le 2 novembre 2021 : « J’ai appris cette nouvelle par téléphone, dans un cachot en Belgique. Je me suis effondré par terre. C’est très douloureux. » Souleymane, qui était âgé de 20 ans, avait commencé à adopter une pratique plus rigoriste de l’Islam, mais sa première motivation pour rejoindre l’EI, comme tous les autres accusés dans cette procédure, était politique avant d’être religieuse ou idéologique. Mohamed Abrini explique ainsi que son frère était « allé là-bas pour combattre un régime corrompu, celui de Bachar el-Assad ». Sur place, Souleymane a rencontré Abdelhamid Abaaoud, et on l’aperçoit d’ailleurs dans la vidéo où ce dernier tracte hilare des cadavres de Syriens kouffars au volant d’un pick-up. A sa sortie de prison, Mohamed Abrini prend la décision de se rendre en Syrie pour se recueillir sur la tombe de son frère. Il s’envole pour la Turquie le 23 juin 2015, accompagné à l’aéroport de Zaventem par Yassine Attar et Abdellah Chouaa, franchit très facilement la frontière – à ses dires « un jeu d’enfants » : « Vous traversez un champ de maïs et vous arrivez en Syrie. » – et retrouve Abaaoud dans la ville de Raqqa, dans le territoire syrien contrôlé par l’EI. Il revient en Belgique le 9 juillet, après avoir fait un détour par l’Angleterre pour retirer une somme de 2500 à 3000 livres sterling, à la demande d’Abaaoud. Sa conception personnelle de l’Islam peut être considérée comme « radicale » du point de vue d’un radicalisé charliste. Ainsi, parmi ses premiers mots le 11 janvier 2022, il déclare : « L’islam tel qu’il a été enseigné par le prophète n’est pas compatible avec la démocratie », ou encore « Pour moi, la charia, c’est la loi divine. Elle est au-dessus de la loi des hommes ». Quand le président lui rappelle que deux de ses compagnons, Abaaoud et Laachraoui, avaient participé à des décapitations en Syrie, sans se démonter il répond : « Il y a eu aussi des décapitations en France. Vous avez coupé la tête de votre roi… » Et il justifie les attentats en Europe comme une réponse légitime aux bombardements de la coalition internationale contre l’EI en Syrie, qui frappe indistinctement civils et combattants. Comme le président lui objecte que le projet d’attentat contre la France a été décidé avant le commencement des frappes françaises en Syrie le 27 septembre, il répond : « Avant cela, il y a eu des attaques de drones. Il y avait des cibles. Et parfois les cibles, ils ne les atteignaient pas. C’étaient des civils qui étaient touchés. » A son retour en Belgique, il va se présenter spontanément au commissariat, les policiers belges ayant averti ses parents qu’il trouvaient ce voyage suspect. Face à eux Abrini se veut rassurant : « Je suis 100% contre les personnes en Syrie, je suis né ici et je suis content en Belgique, j’espère que cette histoire s’arrête ici. » et l’interrogatoire ne va pas plus loin, malgré l’effacement d’une partie des données de son téléphone qui aurait pu constituer un signal d’alerte. Il faudra attendre son second interrogatoire, le 29 mars 2022, pour comprendre quel fut ou quel aurait dû être son rôle dans les attentats du 13 novembre. « Je confirme ce que j’ai dit : j’étais prévu (le 13 novembre)… J’ai effectivement rencontré Abaaoud en Syrie, puis à Charleroi. Et la 3ème fois que je l’ai rencontré c’est le 12 novembre, avant de partir pour Paris. Moi, quand je reviens de Syrie je reprends ma vie normale, je travaille, je suis en plein préparatifs de mon mariage… Quand je vais le voir, je me dis pas qu’il va y avoir des attentats… Il dit en septembre : « Tu vas faire partie d’un projet ». Je sais pas que c’est le Bataclan, je sais pas que c’est la France, je sais qu’il y a un projet… Je dis pas oui, je dis pas non, je dis rien. De toute façon je peux pas aller à l’affront avec Abaaoud. J’ai comme un conflit de loyauté. Il a risqué sa vie pour aller chercher la dépouille de mon petit frère… » Mais au fond de lui-même, il a déjà décidé qu’il ne se ferait pas sauter avec les autres, parce qu’il s’en sent incapable – ce qu’il a expliqué directement à Brahim Abdeslam. « Moi je tire pas sur des gens. Je suis bien capable d’aller tirer sur des soldats armés mais sur des gens sur des terrasses… ça c’est impossible… » Et comme le président lui demande pourquoi il a participé aux préparatifs : « J’aimerais vous donner tant de réponses monsieur le président… J’avais fait 5 ans de prison, j’étais perdu, pourquoi j’accompagne Brahim, Salah, j’en sais rien… au fond de moi je sais que je vais pas tuer des gens… » C’est ainsi que le nuit du 12 novembre, après avoir en toute connaissance de cause accompagné ses copains des Béguines dans le « convoi de la mort », il prend en catimini le chemin du retour. Depuis un restaurant où il se trouve à 2 km de la planque de Bobigny, il appelle un taxi et demande de le conduire Gare du Nord pour prendre le dernier train. Et comme il arrive en retard, il s’accorde avec ce dernier pour un trajet Paris-Bruxelles à 450 euros, qu’il ne pourra même pas régler intégralement à son arrivée. Quant au détail des opérations, il explique qu’il n’était au courant de rien : « C’est la vérité monsieur le président, les cibles je les connais pas, le jour, je les connais pas. C’est pas parce que je vois qu’il y a des gilets explosifs que je sais qu’il va y avoir le Bataclan, le Stade de France, les terrasses… » Et comme le président lui fait remarquer : « Mais tout s’accélère, là, vous savez que quelque chose se prépare ? », il répond : « Vous avez raison monsieur le président, tout s’accélère ! Mais qui est la seule personne qui sait que ça va se faire le 13, monsieur le président ? C’est Abaaoud ! » Et comme une avocate des parties civiles lui demande pourquoi il n’a pas au moins donné l’alerte, puisque tuer des innocents au hasard allait contre ses principes, il répond énigmatique : « C’est une très bonne question, j’en sais rien. » Malgré cette première expérience qui aurait pu lui servir de leçon, étonnamment Abrini va faillir participer aux attentats de Bruxelles du 22 mars 2016. Il va même beaucoup plus loin dans ses intentions, poussant son chariot chargé d’un sac bourrée d’explosifs aux côtés de Najim Laachraoui et Ibrahim el Bakraoui, mais là encore, au dernier moment il renonce et rebrousse chemin sans oser accomplir le geste fatidique. Il est rapidement identifié par les caméras de surveillance comme « l’homme au chapeau », et finalement arrêté quelques mois plus tard en avril 2016.
Quand le président lui demande avec bon sens pourquoi il a récidivé de la sorte, sans doute inspiré par le Perceval de Kaamelot et son célèbre « C’est pas faux » il répond : « Pourquoi je recommence le 22 mars ? C’est une bonne question monsieur le président… » Il hasarde toute de même l’explication suivante : « Quand je suis Khalid El Bakraoui dans la planque, je sais que tout est terminé… moi j’ai en tête d’espérer d’avoir de faux papiers, c’est fou… et de me barrer… » Il est sans doute inutile de préciser que tous ces éclaircissements sont loin d’avoir convaincu la cour et les parties civiles, et que pour nous-mêmes il est impossible de les prendre pour argent comptant. Jusqu’à un certain point, Abrini semble tout de même sincère, et ses déclarations successives au cours du procès ont eu le mérite de faire comprendre un peu mieux les circonstances dans lesquelles a été élaboré le projet d’attentat, et les motivations qui animaient tous ces hommes. C’est l’une des énormes différences avec le procès des attentats de janvier 2015 qui s’est tenu à l’automne 2020 : alors que l’on a strictement rien appris sur la naissance et la mise en œuvre du projet d’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, les accusés du 13 novembre, quand ils acceptaient de s’exprimer, ont apporté des explications inédites qui ont permis de jeter de vifs coups de projecteur sur d’épaisses zones d’ombre de l’affaire. Il a rappelé d’ailleurs ce fait le 11 janvier pour protester de sa bonne foi : « Pourquoi je ne dirais pas la vérité ? On me prend pour un cadre, un chef. Mais je n’ai rien à perdre, je vais prendre perpétuité ici, puis après j’ai un autre procès (en Belgique) où je vais encore prendre perpétuité. Je ne vois pas pourquoi je mentirais. »
Le 29 juin 2022, suivant les réquisitions du Pnat, Mohamed Abrini a été condamné à la prison à perpétuité assortie d’une période de sûreté de 22 ans, et d’une interdiction définitive du territoire français, et nous pouvons ici nous passer de rappeler le motif. Et en septembre 2023 il a naturellement été de nouveau condamné, au terme de la procédure des attentats de Bruxelles, à 30 ans de réclusion supplémentaires.
1« Salah Abdeslam, l’ennemi public numéro 1, travaillait à la STIB de 2009 à 2011 », rtbf.be, 16/11/15
2Salah Abdeslam a nié au procès avoir emmené son frère à l’aéroport ce jour-là, même s’il a été prouvé que son téléphone a borné dans la zone ce jour-là. Abdeslam ne le nie pas en expliquant qu’il peut avoir été là ce jour-là, mais pour une raison dont il ne se souvient plus.
3Auditionnée le 7 avril 2022 au procès des attentats, la juge d’instruction Isabelle Panou, qui a instruit seule pendant cinq ans le volet belge de cette procédure, a ainsi fait remarquer : « Le déplacement de Salah Abdeslam à Patras… il dit que c’était pour des vacances. Écoutez, moi je suis d’origine grecque, mais pour des vacances j’irais ailleurs qu’à Patras. Qu’on soit un peu sérieux ! C’est un point de passage! »
4Interview accordé à Apolline de Malherbe pour Bfmtv le matin du 16 mars. Précisons que de nombreux autres sujets furent abordés en cette occasion, comme les violences en Corse après la tentative d’assassinat d’Yvan Colonna, la question de l’autonomie de cette collectivité, ou les réfugiés ukrainiens et la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur.
5« Montrouge : l’agent qui a découvert la ceinture d’explosifs a eu le cœur qui s’est mis violemment à battre », francebleu.fr, 24/11/15
6« Exclusif : Salah Abdeslam s’est planqué 20 jours à Schaerbeek », dhnet.be, 19/02/16
7« Qui est Mohamed Belkaid, l’homme abattu par la police à Forest ? », rtbf.be, 16/03/16
8« La justice belge condamne Salah Abdeslam à 20 ans de prison », Willy le Devin, Libération, 23/04/18