Attentats du 13 novembre 2015 : contexte et déroulement

Avant d’en faire un livre, j’ai finalement décidé de publier sur la toile une partie de mes travaux sur les attentats du 13 novembre 2015, et pour faire les choses dans l’ordre, la première pièce replace l’événement dans son contexte géopolitique, et retrace le déroulé de l’opération multisites.

La chronologie des attentats du 13 novembre 2015 est désormais bien connue, et il existe un consensus pour en déterminer, parfois à la minute près, la préparation, le déroulement, et pour ce qui concerne le massacre du Bataclan, la résolution. L’interminable procès des attentats, qui s’est tenu de septembre 2021 à juin 2022, a permis de parvenir à une vue d’ensemble encore plus fine, même s’il peut demeurer des incertitudes, comme en toute énorme affaire de ce genre, concernant par exemple la date exacte de l’arrivée en Belgique de tel ou tel terroriste, ou de la location de telle ou telle planque qui leur a servi de base arrière. Avant de restituer la chronologie des événements nous allons commencer par donner des éléments de contexte historique, relatifs à la guerre en Syrie et à la naissance et l’expansion de l’État Islamique les années précédentes, qui les éclairent bien mieux que la thèse de la folle et isolée initiative d’une bande de jeunes Marocains assoiffés du sang des ennemis d’Allah.

Contexte géopolitique

Le Printemps arabe

En mars 2011, dans le sillage du si mal nommé « printemps arabe », des troubles éclatent en Syrie qui prennent rapidement de l’ampleur, débouchant sur des affrontements entre des « rebelles » précocement armés et l’armée syrienne loyaliste. Parmi ces « rebelles », on trouve dès le départ des brigades islamistes d’obédience takfirie, comme le front al Nosra, filiale d’al Qaida. Ces troubles qui, un an plus tard, seront qualifiés de « bataille » par le président syrien Bachar el-Assad, ont été dès l’origine stimulés, puis par la suite soutenus de façon de plus en plus massive et constante, à tous les niveaux – diplomatique, financier, militaire – par un groupe de pays autoproclamés les « amis de la Syrie », une coalition composée, pour résumer, de démocraties occidentales comme la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, de monarchies du Golfe comme l’Arabie saoudite, le Qatar, et des pays frontaliers de la Syrie comme la Turquie, Israël, et la Jordanie. S’il existe bien au départ une certaine « armée syrienne libre » composée de « rebelles modérés », quoique le qualificatif n’ait guère de sens dans le cadre d’une guerre, les milices djihadistes, financées et armées par ce conglomérat de bons amis, prennent rapidement le pas sur toutes les autres sur le terrain dans le rôle du fer de lance. La Syrie, seule contre tous, a de plus en plus de mal à se défendre et perd inexorablement des pans entiers de son territoire, dans le sud, dans la province de Diraa, dans la banlieue de Damas, (Ghouta), dans la province d’Idlib au nord proche d’Alep, à l’est de l’Euphrate (villes de Raqqa et de Deir-ez-zor). Au début de l’année 2013, les frontières de la Syrie ont ainsi été grignotées de toutes parts, la chute du « régime » est annoncée comme imminente dans tous les médias des « amis de la Syrie », sur fonds de massacres sous faux drapeau – dont les plus mémorables sont celui de Houla du 25 mai 2012, et de la Ghouta du 21 août 20131 – systématiquement mis sur le dos des autorités syriennes et de son président, afin de le diaboliser définitivement aux yeux des opinons publiques des pays « amis de la Syrie », qui tels le lézard à collerette, pour impressionner n’hésitent pas à s’autoproclamer « communauté internationale ». La nature essentiellement djihadiste et mercenaire de la rébellion est soigneusement celée ou minorée par ces mêmes médias. C’est l’époque où un Laurent Fabius peut suggérer que les combattants du front al Nosra, c’est-à-dire al Qaida, font du « bon boulot » sur le terrain, et que « Bachar el-Assad ne mériterait pas d’être sur la Terre ».

Le front al Nosra (al Qaida) fait du « bon boulot » et Bachar el-Assad « ne mériterait pas d’être sur la Terre.

Genèse et expansion de l’Etat Islamique

Dans le même temps, à l’est de la Syrie, un nouveau belligérant a fait son entrée dans la guerre : l’État Islamique en Irak (EII). Le 6 octobre 2006, un groupe de factions djihadistes, parmi lesquelles al Qaida, composant le « conseil consultatif des moujahidines », fonde l’État Islamique en Irak, qui se revendique comme le gouvernement irakien légitime. L’émergence de cette entité à coloration sunnite s’explique par le contexte de l’invasion étasunienne de 2003, du renversement et de l’occision de Saddam Hussein (sunnite) dans des circonstances barbares, de la mise en place de la démocratie qui a porté inévitablement les chiites majoritaires dans le pays, au pouvoir, et des premiers résultats miraculeux de ce nouveau régime politique, c’est-à-dire la corruption et la portée au pouvoir de politiciens sans scrupules prêts à se vendre au plus offrant.

c’est dans ce contexte d’invasion étasunienne de l’Irak qu’Oussama Atar, le présumé commanditaire des attentats du 13 novembre 2015, prend la décision de quitter la Belgique pour rallier l’Irak, où il combat à Faloudjah en 2004 contre l’armée des USA, et où il est emprisonné pendant les six années suivantes. Si la progression de l’EII en Irak est pendant les premières années modeste, c’est en Syrie, en 2013, qu’il commence à prendre les allures d’une véritable puissance militaire, en se lançant à la conquête de l’est du pays, tant et si bien que le 9 avril 2013, il change de nom pour devenir « l’État Islamique en Irak et au Levant » (EIIL, Levant = Syrie), le « Dawla al islamiya fil Irak wa el Cham », autrement dit « Daech », pour reprendre la dénomination recommandée par le Quai d’Orsay. A l’été 2013, la progression a été foudroyante : L’EIIL se trouve ainsi à Raqqa le long de l’Euphrate, jusque dans la banlieue d’Alep, dans le nord de la Syrie, où il entre directement en concurrence avec les autres brigades anti Assad comme le front al Nosra, concurrence qui dégénère à la fin 2013 en une véritable guerre civile terroriste. Dès cette époque, l’EIIL se distingue par un remarquable organe de propagande, très organisé et sophistiqué, décliné en plusieurs langues, grâce auquel il s’efforce et parvient à convaincre de jeunes musulmans des pays du Maghreb, d’Europe et d’ailleurs, de rallier le Levant pour combattre sous la bannière de l’EIIL. L’un des arguments principaux de la propagande de de l’EIIL – mais qui n’est pas le seul – est l’impératif de jeter à bas le régime Bachar el-Assad, triplement impie aux yeux du sunnisme wahhabite de l’EIIL, puisque le président syrien est de confession alaouite, une branche minoritaire du chiissme, que le chiisme lui-même considéré comme une hérésie à éradiquer, enfin parce que le système politique syrien est fondé sur le baathisme laïc, quand le logiciel de l’EI est théocratique. L’efficacité de la propagande de l’EIIL s’explique également par le fait qu’il peut compter à haut niveau sur de nombreux cadres des services de renseignement de l’époque où Saddam Hussein régnait en maître sur l’Irak : mis sur le côté et marginalisés par l’occupant étasunien, il ne fallait être fin stratège pour supposer qu’ils allaient vouloir prendre un jour leur revanche d’une façon ou d’une autre. Et nous verrons qu’ils ont parfaitement compris sur quels leviers psychologique et matériels jouer pour convaincre des dizaines de milliers de jeunes musulmans souffrant de troubles de l’identité, de venir tenter l’aventure djihadiste dans leurs rangs.

C’est précisément dans ce contexte de prise en tenaille de la Syrie par Daech et les « amis de la Syrie » et leurs proxies alqaidistes, dont fait partie la France, que nombre des hommes clés des attaques du 13 novembre décident de rallier le Levant : Chakib Akrouh le 4 janvier 2013 ; Abdelhamid Abaaoud en février 2013 ; Samy Amimour et Ismaïl Mostefai le 3 septembre 2013 ; Foued Mohamed Aggad en décembre 2013 ; Souleymane Abrini, le frère de Mohamed Abrini – accusé au procès des attentats – le 7 janvier 2014 ; Brahim Abdeslam (en vain) en janvier 2014.

Fin décembre 2013 éclate donc une guerre fratricide entre daéchistes et alqaidistes qui fait des milliers de morts, et l’EIIL s’installe durablement dans toute la portion nord est de la Syrie, à l’est de l’Euphrate, jusque dans la banlieue d’Alep à l’ouest, à l’exception de la province d’Idlib tenue par le front al Nosra, et de poches frontalières de la Turquie tenues par des combattants kurdes. Et Raqqa, capitale du gouvernorat de Raqqa, qui avait été initialement prise par un front de rebelles djihadistes composés du front al Nosra, d’Ahrar el Cham et du « front de libération de Raqqa », devient la « capitale » de la partie syrienne de l’EIIL. C’est dans cette ville que se retrouveront à un moment ou à un autre tous les djihadistes du 13 novembre précités, qui pourront bénéficier de faux passeports syriens pillés à l’occasion de l’expulsion des forces loyalistes de la ville… Raqqa qui est aujourd’hui considérée comme le centre depuis lequel ont été planifiés les attentats du 13 novembre 2015.

Mise en place de la coalition internationale contre l’Etat Islamique

Cette implantation de l’EIIL en Syrie suscite alors peu de réprobation dans les médias et les chancelleries occidentales, puisque le proto-Etat est de fait un allié des « amis de la Syrie » dans leur projet de provoquer un changement de régime en Syrie, mais tout change en juin 2014 avec l’offensive foudroyante de l’EIIL dans le nord de l’Irak. En l’espace de quelques semaines un immense territoire est conquis, comptant des villes aussi importantes que Tikrit, Mossoul, Falloudjah, Manbij, Ramadi… Nous sommes à l’apogée territoriale du Daech et le 29 juin, Abu Bakr el Baghdadi proclame le rétablissement du Califat et se proclame lui-même le nouveau Calife, en prenant le nom d’Ibrahim. Et le Daech change à nouveau de nom pour devenir, plus simplement, l’« État Islamique » (EI). Une réaction « internationale » s’organise alors en catastrophe pour prêter assistance à l’État irakien au bord de l’effondrement, qui débouche sur le vote de la résolution 2170 de l’ONU du 15 août 2014, condamnant l’EI pour ses « actes terroristes » et « violations des droits humains », et la conférence de Paris du 15 septembre 2014 qui s’engage à « fournir une aide militaire appropriée » à l’Irak pour lutter contre l’EI. C’est l’acte de naissance de la « coalition internationale contre Daech », qui compte à l’origine 22 pays, parmi lesquels, curieusement, nombre des plus importants pays « amis de la Syrie », comme l’Arabie Saoudite, les États-Unis, la France, le Qatar, la France, le Royaume-Uni, la Belgique. La Turquie intégrera le club à l’été 2015. Un mouvement de reconquête s’amorce alors, en Irak, mais aussi en Syrie, s’appuyant notamment sur des campagnes de bombardements massifs et indiscriminés qui font des dizaines de milliers de morts civils et réduisant les villes irakiennes à des tas de ruines fumantes. Quoique la France n’ait commencé à mener des frappes aériennes sur le territoire syrien qu’à partir d’une décision du président François Hollande le 27 septembre 2015, en conséquence de l’attentat manqué du Thalys du 18 août 2015, l’aviation étasunienne a commencé à procéder à des raids de bombardements massifs dès le mois de septembre 2014, en particulier pour appuyer les combattants kurdes assiégés par l’EI dans la ville de Kobané, située à la frontière syro-turque.

L’expansion de l’Etat Islamique en juin 2014

Voilà pour le contexte géopolitique des attentats du 13 novembre 2015. Nous poursuivrons ultérieurement le déroulement de cette instructive chronologie. Contentons-nous au moins pour finir d’indiquer qu’après la proclamation du Califat et la mise en place de la coalition internationale contre Daech, ont décidé de rallier la Syrie, parmi les accusés du 13 novembre, Ossama Krayem en août 2014, Sofien Ayati en décembre 2014, Adel Haddadi en février 2015, les frères Jean-Michel et Fabien Clain en mars 2015, Mohamed Abrini (séjour éclair) en juin 2015, Mohamed Usman enfin à l’été 2015. Cette distinction avec la première fournée de combattants doit être faite, et pas seulement par le fait qu’aucun de ces hommes – à l’exception des frères Clain – étaient présents au procès des attentats du 13 novembre où ils ont été très lourdement condamnés.

Déroulé des attentats du 13 novembre 2015

De Raqqa à Molenbeek

Le détail de l’arrivée en Belgique de chacun des hommes du commando du 13 novembre, et de ceux qui auraient pu y participer et en ont été empêchés pour une raison ou pour une autre, sera donné dans la série de portraits qui forment le corps de la première partie de cette série d’articles, et dont j’expliquerai le principe de composition plus loin. Nous nous contenterons pour l’instant de résumer dans les grandes lignes. Entre la fin du mois d’août et la fin du mois d’octobre 2015, une quinzaine d’hommes quittent la Syrie daéchienne à destination de la Belgique afin de mener une opération terroriste de représailles contre la coalition internationale contre Daech. L’opération a été mise au point par la copex, la cellule des opérations extérieures de Daech. L’idée est de profiter du flot de migrants en train de se déverser continûment et en masse sur l’Europe pour infiltrer des opérationnels munis de faux passeports. Un jeune homme, Bilal Chatra, a auparavant été envoyé en éclaireur pour observer la porosité des points de passage et de contrôle entre les frontières européennes, qui s’avère être de véritables passoires. Tous les « Syriens » du 13 novembre parviendront en Belgique par le même itinéraire et avec la même méthode : munis de faux passeports, ils franchissent la frontière turque, extrêmement relâchée à l’époque de même que les contrôles, et gagnent le sud ouest de la Turquie, où ils payent un passeur et embarquent pour une courte traversée à destination de l’île de Leros, l’une de ces multiples possessions grecques le long de la côte de l’Asie mineure. De là ils sont transférés sur le territoire grec, qu’ils traversent jusqu’à la frontière albanaise. Puis ils passent en Serbie, puis en Croatie, enfin en Hongrie, en Autriche et/ou en Allemagne. Cet itinéraire privilégié des migrants passera à la postérité comme « la route des Balkans ». Parvenus dans l’espace Schengen, ils sont pris en charge par des intermédiaires dont l’identité est incertaine, à l’exception d’un seul : Salah Abdeslam, le principal accusé du procès des attentats et unique survivant du commando du 13 novembre. Une fois en Belgique, ceux qui sont parvenus à passer entre les mailles du filet, c’est-à-dire presque tous, demeurent dans des planques de la banlieue de Bruxelles. Ils sont tous pris en charge, volontairement ou non, par des fils d’immigrés marocains presque tous originaires de la commune bruxelloise de Molenbeek, unis par des liens familiaux ou amicaux, parfois depuis la plus tendre enfance. L’origine des 6 kalachnikovs et 71 chargeurs qui serviront pour les attentats est encore à ce jour très floue, mais l’origine des dix gilets explosifs a été retracée, de même l’itinéraire du spécialiste envoyé depuis la Syrie pour les confectionner. Le 9 novembre, Brahim et Salah Abdeslam louent les trois véhicules qui formeront le « convoi de la mort », pour reprendre l’expression imagée de Mohamed Abrini, ainsi que les deux planques parisiennes qui serviront de bases arrières : un pavillon de la rue George Tarral, dans un quartier modeste de Bobigny, et deux chambres dans un appart-hôtel d’Alfortville. Le 12 novembre, à trois heures du matin, le convoi de trois véhicules s’ébranle et franchit la frontière belge. A l’arrivée, le commando du Bataclan rejoint la planque de Bobigny, et ceux des terrasses et du stade de France celle d’Alfortville.

La soirée du 13 novembre 2015

Passons maintenant au déroulé des attentats. Le récit détaillé en été fait et à peu près figé depuis bien longtemps, et avec un luxe de détails inédits, plus récemment, au troisième jour du procès des attentats, le 10 décembre 2021, mais dans le cadre d’un travail dont le sujet est les attentats du 13 novembre 2015, il faut bien prendre un peu le temps de retracer l’événement dans ses grandes lignes…

Le Stade de France

Le premier commando, composé de trois hommes est emmené par Salah Abdeslam dans une clio de couleur noire. Partie de Bobigny, elle traverse Paris en passant par la Place de la République et le canal Saint-Martin, puis prend la direction de Roissy en France où sa plaque minéralogique est enregistrée vers 18 heures par un système de lecture automatisé.

Il dépose les trois kamikazes sans doute peu après 21 heures devant le Stade de France. Nous disons probablement, car le détail de cet itinéraire aurait dû être donné par Salah Abdeslam lors de son audition du 30 mars 2022, mais ce jour-là, à la surprise et la déception générale, le dernier survivant du commando du 13 novembre a décidé de faire valoir son droit au silence pendant tout la première partie de l’audience, refusant de répondre aux questions du Président, des avocats généraux, et des avocats de la défense et des parties civiles. Pour passer inaperçus, les trois hommes ont revêtus des maillots de supporters de l’équipe d’Allemagne. (Mal)heureusement, soit qu’il soient arrivés en retard, soit qu’ils n’aient pas de billet pour pénétrer dans l’enceinte, sans doute perturbés dans leur plan, les trois hommes se font exploser successivement à 21h20, rue Jules Rimet, devant la porte D, emportant en même temps Manuel Diaz, unique victime décédée de ce volet de l’opération, à 21h30 près de la porte H sans faire le moindre blessé, à 21h53 enfin devant un Mc Donald à 250 mètres du Stade, pour un bilan de 50 blessés dont sept urgences absolues. Même si les kamikazes n’avaient pas de billets et n’ont pu entrer dans le stade, l’extrême minceur du bilan, au regard de ce qu’il aurait pu être, a laissé incrédules les commentateurs de tous bords. Salah Abdeslam, quant à lui, toujours équipé de son gilet explosif, se dirige vers le 18ème arrondissement de Paris, où il abandonne sa Clio, peu avant 22 heures, sur un passage clouté de la place Albert Kahn. Après avoir hésité à se faire exploser dans un bar, il se dirige, soit en taxi, soit en métro, vers Montrouge, où il se défait de sa ceinture. Nous raconterons plus en détail cette séquence dans le portrait de Salah Abdeslam.

Les terrasses

Cinq minutes après la première explosion, à 21h25, commence l’équipée meurtrière des Terrasses parisiennes du XIème arrondissement. Trois hommes ordinairement vêtus pilent avec leur Seat noire devant le restaurant le Carillon, au croisement de la rue Alibert et de la rue Bichat, deux en sortent et ouvrent le feu au fusil d’assaut sur les clients assis sur la terrasse, criant en même temps « Allah akbar ! » et « c’est pour la Syrie ! » ; puis, se retournant, ils arrosent de même la terrasse du restaurant le Petit Cambodge situé juste en face, tuant en tout 15 personnes. Ils remontent ensuite dans leur véhicule et poursuivent une centaine de mètres sur la rue Bichat et après avoir tourné à droite s’arrêtent non loin, à 21 h32, au 32 rue Faubourg du Temple, devant la brasserie A la Bonne Bière, située face au canal Saint-Martin, et reproduisent l’opération, s’attaquant également à la terrasse du restaurant Casa Nostra située juste à côté, 2 rue de la Fontaine-aux-rois. On ne compte que 5 morts mais le bilan aurait été plus lourd si l’arme d’un des terroristes, qui s’apprêtait à faire des victimes à bout portant dans ce second restaurant, ne s’était enrayée. Ils reprennent alors leur route en direction de la place de la Nation, et quand ils sont parvenus à 21h36 au 92 boulevard de Charonne, l’un des trois hommes sort et canarde le restaurant la Belle équipe, achevant les blessés à terre, tuant 19 personnes en quelques instants. En s’enfuyant, ils sont brièvement pris dans un embouteillage résultant de la fusillade et ont le culot, pour s’en extraire, d’avertir par la fenêtre : « Attention, il y a une fusillade ! »3 C’est au café Comptoir Voltaire, situé à un peu moins d’un kilomètre, que survient le dernier acte, à 21h41. Alors que deux terroristes prennent la fuite, l’un d’entre eux fait irruption dans ce café. Il suscite d’emblée la méfiance de certains clients attablés dans la terrasse chauffée, mais à peine la serveuse vient-elle prendre la commande qu’il actionne un gilet d’explosifs bourré de vis, d’écrous, et de balles, et se fait sauter, blessant grièvement trois personnes. Le bilan aurait pu être plus lourd dans la mesure où la charge ventrale du gilet n’a pas fonctionné ; un infirmier présent sur les lieux a même entrepris de faire un massage cardiaque au kamikaze, qui a juste titre lui semblait le plus gravement atteint, avant de se rendre compte avec horreur de l’identité du « patient ». Le bilan total de cette chevauchée meurtrière est de 39 tués et de 32 blessés graves. 400 douilles de Kalachnikov ont été retrouvées. La Seat noire est retrouvée abandonnée dans une ruelle de Montreuil, à 500 mètres de la station Croix de Chaveaux. Les enquêteurs y trouvent trois kalachnikovs sur lesquelles ils trouvent l’ADN d’Abdelhamid Abaaoud et de Chakib Akrouh. Fait saisissant, le suivi des différentes caméras de surveillance révèle que les deux hommes sont ensuite retournés, en métro, sur leurs pas, pour se retrouver peu après minuit devant le Bataclan, où ils étaient peut-être aux premières loges pour assister à l’assaut de la salle de spectacle par la BRI à 0h20.

Le Bataclan

Aussi ratés ou meurtriers soient-ils, ces deux volets de l’opération du 13 novembre furent sans doute conçus comme des diversions par rapport à un objectif principal, qui était la salle de spectacle du Bataclan, qui va être attaquée de façon synchrone : A 19h30, une Volkswagen Polo noire immatriculée en Belgique s’est arrêtée rue de Crussol non loin du Bataclan, à 500 mètres des locaux de Charlie Hebdo visés au début de l’année. Un habitué des lieux qui a repéré leur voiture mal garée va les voir — il compte quatre passagers et non pas trois — et en fait ce portrait : « Ils se sont garés juste devant moi alors qu’il n’y avait pas beaucoup de place. J’ai trouvé ça bizarre. Le conducteur avait du mal à tourner le volant comme s’il savait à peine conduire. Je suis allé les voir pour leur dire qu’ils étaient mal garés. Ils n’ont pas ouvert la fenêtre et m’ont regardé méchamment. On aurait cru des morts-vivants, comme s’ils étaient drogués ». A 21h47, le véhicule s’est déplacé devant le Bataclan, situé au 50 boulevard Voltaire : trois hommes en sortent, armés de kalachnikovs, et pénètrent dans la salle de spectacle du Bataclan, où se produit le groupe « Eagles of Death Metal ». Ils abattent trois personnes devant l’entrée, puis, parvenus à l’intérieur, au moment où le groupe entame la chanson « I kiss the Devil » (j’embrasse le Diable), se mettent à arroser à la kalachnikov la fosse où les spectateurs assistent debout au concert, en criant « Allah akbar ». Les corps tombent, ce sont les hurlements, certains parviennent à s’enfuir, d’autres se couchent instinctivement au sol. Les tueurs, après cette salve, achèvent un à un des spectateurs, au hasard et par sadisme. Faisant une pause ils demandent : « Il est où le chanteur ? Ils sont où les Ricains ? C’est un groupe américain, avec les Américains vous bombardez, donc on s’en prend aux Américains et à vous. » Des témoins rapportent ces propos explicatifs : « Vous allez voir ce que ça fait les bombardements en Irak, on fait ce que vous faites en Syrie, écoutez les gens crier, c’est ce que les gens vivent en Syrie sous les bombes, vous tuez nos femmes, nos frères et nos enfants, on fait pareil, on est là pour vous, nous on est pas en Syrie mais on agit ici. Vous nous faites ça, on vous fait ça. » Cependant, très rapidement les premiers policiers arrivent sur place et deux d’entre eux, un commissaire divisionnaire et son chauffeur, membres de la BAC nuit 75, pénètrent dans la salle, laissant passer un flux de spectateurs en fuite, aperçoivent Samy Amimour sur la scène en train de haranguer et mettre en joue un otage, et après avoir ajusté leurs armes de petit calibre font feu dans sa direction à six reprises, le touchant grièvement. Il tombe mais conserve les ressources de penser à son gilet explosif qu’il actionne, faisant pleuvoir des confettis de chair. Cependant les deux policiers, conscients de leur puissance de feu dérisoire face à des kalachnikovs, se replient et les deux complices d’Amimour, Foued Mohamed Aggad et Ismaïl Omar Mostefai, perturbés, se réfugient à l’étage avec une dizaine d’otages dans un couloir en forme de L fermé par une porte, plaçant certains d’entre eux devant la porte et aux fenêtres comme boucliers humains. Peu à peu les équipes de la BI, de la BRI et du RAID parviennent sur place, et commencent, à partir de 22h20, à sécuriser le rez-de-chaussée, libérant les premiers otages cachés un peu partout. Après plusieurs tentatives de négociation rendues possibles par les téléphones portables des otages, l’assaut est donné à 0h18. La colonne de la BRI (comportant des éléments de la BI et du RAID, nous renvoyons à notre étude sur cette polémique) qui pénètre dans le couloir équipée d’un bouclier Ramsès, parvient à exfiltrer sains et saufs tous les otages. Atteint mortellement, l’un des deux terroristes actionne son gilet explosif, expédiant par là même son camarade ad patres. Le bilan du massacre est de 89 morts et 350 blessés. Près de 600 douilles seront retrouvées.

Dans le prochain article nous entamerons la galerie de portraits des terroristes et accusés du 13 novembre, en commençant par le trio du Bataclan.

1Pour une relation et analyse détaillée de ces deux événements charnières de la guerre en Syrie, nous renvoyons à notre ouvrage Guerre en Syrie, volume 2, quand médias et politiques instrumentalisent les massacres, Sigest, 2016, pages 45 à 73.

3« Le grand récit d’une nuit de terreur – vendredi 13 novembre 2015 », Alfred de Montesquiou, Paris Match, 19/11/2015

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *