Raccourcis vers l’horizon

Voici un recueil d’aphorismes que j’ai écrit il y a près de 15 ans, à l’époque où j’étais pianiste. Je l’avais présenté à une dizaine de maisons d’édition. L’une d’entre elles avait accepté (Librairie Galerie Racine) mais le format de publication proposé – souscription auprès de la famille et des amis pour une poignée d’exemplaires – ne me convenait pas. Puisque je dispose maintenant d’un site personnel dont l’intitulé est « littérature, géopolitique, médias », j’ai l’occasion de le mettre en ligne dans la catégorie « littérature », pour l’instant le parent pauvre en termes de catégorie sur le site. Composé de 187 « phrases », ce recueil, à cheval entre la poésie et la philosophie, constitue la traduction d’une expérience mentale, mimant le déploiement d’une pensée de son étincelle à son extinction.


Vois cette rue et cette porte ! Nain ! continuai-je, elle a deux faces. Deux chemins se réunissent ici : personne ne les a encore suivis jusqu’au bout.

Cette longue rue en arrière dure une éternité. Et cette longue rue en avant dure une autre éternité.

Elles se contredisent ces routes, elles butent l’une contre l’autre,- et c’est ici, près de cette porte, qu’elles se rencontrent. Le nom du portail est gravé tout en haut : « instant » est ce nom.

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la vision et de l’énigme.


1

Ultime cliché.

Visage qui surgit dans la nuit.

Grimace fugace,

Ultime cliché.

2

Le souvenir d’une révélation doit me revenir.

3

Toi et moi l’un à l’autre ainsi offerts !

4

Je vois, de moi-même,

Dans mon regard, emmêlés, sédimentés, quelques regards des dieux d’antan.

5

J’ai une chance.

Laquelle ? je n’en sais rien.

Reste : j’ai une chance.

La saisirai-je ?

6

Se voir comme une flèche dont on pourrait guider la trajectoire à tout moment, évitant les obstacles et traversant les cibles.

Quoique chacun surgisse en un certain point de la trajectoire d’une flèche décochée dans la nuit des temps par dieu sait qui – toute la différence entre un homme et une flèche.

7

Je dois pouvoir faire affluer au premier plan de ma conscience la vision du lieu le plus inaccessible qu’être vivant ait jamais visité.

8

Histoire d’un flux : des vagissements à la possible apothéose.

9

Il crut.

Tout se fissura.

Et dans le doute tout reprit consistance.

10

Il n’est pas de regard plus médusant que celui de l’œil en creuset du gouffre.

11

A l’heure où tout en moi, incompréhensiblement, explose vers l’avant, mon commencement devient sa fin.

12

Une goutte d’encre tomba sur la toile, et, en un instant, s’y étendit et la recouvrit toute entière.

13

Le cœur, tremble.

Le peureux !

14

En ces lieux je veux dérouler la conquérante aventure d’un vivant dans quelque direction.

15

La signification de cet instant ne surviendra que dans très longtemps. Ce même instant existe, plus ou moins profondément exploré au fil des ères et des vies, en plusieurs exemplaires sur la chaîne du temps.

16

En tout vivant somnole un don à inventer.

17

Le moment venu, une brise légère suffit à desceller l’inamovible rocher.

18

Il n’y a rien de plus difficile à vaincre que la crainte que l’on ressent si souvent d’engager tout son cœur dans un geste.

19

Le néant ayant horreur de lui-même, à la moindre occasion se déchire en monde.

20

Pourquoi en suis-je si certain ? Parce que le ton, l’inflexion, les mots, leur agencement, tout semble couler de source, dans la plus impeccable distinction.

21

Sujet à la bienfaisante magie d’un sortilège, j’avance protégé.

22

Le penseur travaille à mettre de l’ordre dans le monde de l’esprit, et c’est le monde entier qui y gagne en harmonie.

23

Sur l’instant,

formidable sensation d’accélération.

25

Face à l’enfant on est si plein d’indulgence et d’espoir.

Face à l’adulte, le mot «échafaud » vient si vite à l’esprit.

26

Je fis un rêve, et voici ce que ses beaux yeux me murmuraient tendrement à l’oreille :

« Si un jour épuisé d’angoisse tu viens à moi, pour m’ouvrir sans fard ton cœur ensanglanté, vif, et palpitant, au-dessus de lui délicatement je me pencherai, et au-dedans de la blessure pour que lui seul entende, je soufflerai des mots enchantés de cette langue sans nom qui ne sait que bercer. »

27

Un peu de souvenir de temps à autre, un ou deux rêves enthousiastes : ce serait si reposant de se laisser ainsi voyager dans les contrées immatérielles des temps passés et futurs.

Y abandonner, y lover mon regard.

Mais, derrière moi, pour l’instant, ce vide, et devant moi, toujours, ce néant : je suis prisonnier d’un instant.

28

Ce qui par épisodes jaillit en ces lieux s’étonne souvent de ce que chaque sommet conquis n’en signifie pas le terme définitif.

30

Le visionnaire, transmutateur des peines en plaisirs, des échecs en victoires, des désillusions en illuminations, est le Grand Rédempteur par excellence.

31

La vérité est une évidence éternellement confirmée, le mensonge une évidence qu’un instant de lumière suffit à évanouir.

32

« Ces phrases sont les miennes. »

Ainsi de l’auteur le plus profond parle le lecteur le plus pénétrant.

33

La pensée la plus profonde en un instant vitalise l’esprit – qui, aussitôt enflué dans le libre élan d’une confiance infinie, veut, maillon après maillon, jusqu’au bout extrême du souffle, suivre la chaîne de pensées dont cette première plus profonde semble d’emblée l’infaillible prophétesse.

34

Le temps joue pour les penseurs. Les non-pensants sont les jouets du temps.

35

De toutes ces cascades, il n’en est pas une qui de façon ou d’autre ne renie la précédente.

Il n’en est pas une non plus qui ne soit prémonitoire de quelque chose de plus fort.

36

Qui porte les germes de l’utopie porte aussi ceux de la déchéance.

Ainsi médite l’homme, hésitant sur sa pente.

37

J’attends l’instant, toujours le même – avec l’espoir, toujours, d’entrevoir d’inédits objets de fascination.

38

Le malheur est conjuré par sa vision.

39

Défricher un territoire inconnu, cela ne peut se faire qu’à la fois plein d’orgueil et d’effroi.

40

La plus sévère exigence ne peut se comprendre qu’en regard de la plus parfaite paresse.

41

Visions et formules de nulle part affluent d’un coup au premier plan de la conscience. Cela est admirable et c’est du cœur de ce mystère dont je veux m’approcher.

42

Certains enfants grandissent affligés d’une complexion appelée : hypermétropie spirituelle. Ce qui est à deux pas, ils ne le voient pas, ce qui est à l’horizon, ils le voient comme à deux pas. Ne pouvant voir qu’au loin, ils buttent sur beaucoup d’obstacles. Ne pouvant voir qu’au loin, ils en prennent leur parti et commencent à s’entraîner à voir très loin. Les années passent, et ceux qui passent indemnes Cap Folie deviennent visionnaires.

43

La simplicité dans l’expression est le luxe suprême.

44

Quand je laisse ainsi solitaire en silence errer mes pensées dans l’océan sans bords de ma conscience, il n’est pas d’instant qui passe où je ne découvre quelque amérique nouvelle.

45

De toute fleur qui passe dans mon regard je voudrais recueillir et éterniser le parfum.

46

Il y a quelque chose en toi qui veut déborder.

N’entends-tu pas ce bouillonnement?

47

Les maximes sont des réponses qui posent des questions.

48

Toute vérité mal dite est fausse.

49

La vie parle : Ah ! Enfin une bonne carte (après deux cents ans d’attente). Tâchons de l’utiliser mieux que la fois précédente.

50

Nous sommes arrivés en ce point de l’évolution où l’évolution tout entière peut se retrouver résumée à travers une seule existence.

51

Le flux en ces lieux par visions et formules se propulse.

52

Il n’est pas une chose dans le langage qui ne veuille bien correspondre avec toutes les autres.

53

Quand tout se rejoint, dans l’instantané d’une formule, c’est pour l’esprit la plus sublime des fêtes.

54

C’est à ce qu’il est capable de suggérer d’infinitude à partir du plus quelconque presque-rien, que l’on doit juger de la force d’un artiste.

55

Les visionnaires sont paveurs de gouffre de profession.

56

J’avais nagé longtemps dans l’eau glaciale, trop longtemps sans doute, et c’était folie de ma part de m’être ainsi solitaire engouffré dans le siphon, ignorant la distance que j’allais avoir à parcourir, ignorant, même, si à ce tunnel existait une issue – Mais cela n’avait plus d’importance à présent : le poignant sentiment de la faute qui m’étouffait lentement, avant la fabuleuse découverte, entre ses inexorables tentacules, n’existait plus la nuit n’était déjà plus qu’un lointain souvenir, et le soleil, à peine levé déjà gigantesque à son zénith, brillait à nouveau de tous ses feux.

57

Aux époques où l’obsédante musique me déserte, il n’est pas un démon, même parmi les plus vils, qui ne daigne répondre à mes invites.

Mais quand enfin je l’entends retentir à nouveau, ce sont les anges tous ensemble qui se pressent à ma porte.

58

Le lien qui unit l’apparence et le fond d’une chose ne peut se révéler qu’à travers un détour qui lui est étranger.

59

Je poursuis tâtonnant un infrangible fil.

Mon cauchemar est de le perdre,

ou de ne plus le reconnaître.

60

A chaque fois que nous atteignons une cime, un vice vient nous trouver qui nous aide à descendre la pente que la vertu nous a exhorté à gravir.

61

C’est la plus grande chance que se soit créée la vie que de pouvoir bien connaître ce que firent les pères – leurs succès, leurs erreurs, leurs tentatives.

62

En cet instant je m’adoube fils de tout ce qui un jour se voulut père d’ici-là.

63

Infini… Chacun, honte à chacun ! En ces trois syllabes ne voit jamais qu’un sigle… alors que l’on peut voir au-delà, et encore et toujours au delà de tous les infinis ! 

Je suis en vous et je vois les inquiètes amériques, au-delà, sombrer dans un cauchemar où vos mensonges d’huître aux cent verrous sans un bruit à petit feu les consument, et les effondrent.

64

Le danger chez l’homme est que la pente naturelle est presque falaise.

65

En cette heure mes boulets ne sont pas encore assez lâches pour que mes ailes si imaginairement poussées puissent s’énoncer rames de l’aigle futur à venir.

Je poursuis donc…

66

Je cherche, je cherche, et finalement ce que je trouve ce sont… des formules qui surgissent comme des cailloux sur lesquels on butte. Comme après je me retourne et me penche, afin d’éprouver l’éternité de ce que le hasard a mis sur mon chemin – double six je fais halte, double un je passe mon chemin. Chaque instant décisif le dessine un peu plus, et purifie sa trajectoire pointillée. Chaque instant décisif je connais un peu plus où je vais – et c’est toujours à tâtons que se touche l’instant où le monde déborde.

67

L’homme vrai aime à se perdre dans l’erreur, curieux de voir ce que l’erreur pourra lui enseigner de vrai.

68

La faiblesse de l’homme vrai est de ne rien pouvoir accomplir par calcul.

69

Les notables des temps futurs sont des monstres à notre époque.

70

J’avance incessamment vers l’infini.

Ainsi recule à chaque instant mon pire cauchemar.

71

Les cerveaux des visionnaires sont les éponges et les filtres des malheurs des hommes, grâce auxquels toutes les marées, même les plus noires, sont ordinairement transmutées.

72

Aucune concurrence n’est plus rude que celle qui prévaut entre les visionnaires pour le monopole de l’esprit.

73

Sur les tremblants plateaux de la permanente balance, pèsent d’un poids concourant l’éternité et l’instant.

74

Je pourrais m’arrêter maintenant.

Qui, m’en empêche ?

Sombrer ne dépend que de mon bon vouloir.

Tant de désespérés de cet infaillible postulat ont pris acte.

Mais, ce qui m’engage à poursuivre, ici, en cet instant où le monde entier semble m’abandonner, c’est,

La vision de cet escalier dont l’échafaudage est à présent si engagé qu’enfin je ne vois plus que le sommet où ses marches veulent bien m’acheminer.

76

Il faut une certaine dose d’inconscience pour vouloir descendre plus profondément encore au fin fond de la mine, alors qu’imprévisibles les rivières à tout instant menacent de la noyer.

77

Ce sont toujours des hommes nés en hiver qui donnent à l’humanité ses plus beaux étés.

78

Tout en un claquement de doigts ? Ce serait trop facile.

Pas à pas, pas à pas…Tes bottes sont peut-être de sept lieux, mais au lieu où tu te rends tu ne peux te rendre qu’à pieds.

79

Ces phrases sont des lianes bienvenues, qu’à travers une jungle dense et inexplorée j’enchaîne, m’approchant bond après bond des inaccessibles clairières.

80

La formule m’était revenue telle quelle, et cependant dans des circonstances différentes : elle devait donc présenter quelque valeur !

81

La pensée s’équarrit en logique, et s’étoffe en style.

82

L’étincelle qui hésite en moi veut à chaque instant embraser la création toute entière.

83

Trancher un nœud est souvent plus salutaire que d’épuiser dans les pleurs sa patience à le démêler.

84

A : Et après cela ? Que comptez vous faire ?

B : Si le cœur m’en dit je ferai surgir une autre chaîne de montagne et partirai à l’assaut de cimes plus hautes encore – mais ne parlons pas trop de l’avenir : c’est un tel enchantement que d’en faire ainsi pas à pas la découverte.

85

Il y a ce flux immense du dehors qui de lui-même pour lui ne sait rien… flux du dehors qui va son aveugle chemin et dont je médite à chaque instant la connivence avec ce flux autre du dedans que le regard grand ouvert pas à pas je dessine.

86

Brouillard mental. Une vision pourrait venir. Je veux qu’une vision vienne, et, mon instinct me le murmure, une vision va venir.

Que sera-t-elle je ne sais.

Peut-être une vision puissante, et décisive.

Peut-être une très vaine, et à rejeter derechef.

Les poissons qui s’aventurèrent sur la terre devaient souvent se trouver dans ce genre d’état d’esprit, follement désirants, mais la conscience presque vide d’horizon tangible.

87

Il faut avoir fait les frais d’un doute immense pour exprimer sans trembler les certitudes les mieux fondées.

88

Il n’y a pas une unique personne à l’œuvre dans ces lieux, mais une infinité d’êtres qui naissent, prennent la parole, et meurent tout à tour.

89

Au moins ces échos sauront-ils rendre indubitable, à force de constante croissance sonore, le coup de tonnerre initial, et à venir.

90

Les braises artistiques reposent protégées et incorruptibles dans les œuvres, prêtes à enflammer l’esprit de tout homme curieux de s’y plonger.

91

« Victoire ! Victoire ! » m’écriai-je.

Je voulais dire aussi : « Quelque chose est sauvé ! Quelque chose est sauvé ! »

92

Toute l’aventure de l’existence ressortit à inventer et parfaire une botte.

93

Toute littérature ressortit au témoignage :

« Voyez ce que j’ai vu !

Que cela soit su ! »

94

A la croisée des chemins, quatre hommes discutaient.

« Je crois en Dieu. » énonça le prêtre.

« Je crois en mon pays ! » s’exclama le patriote.

« Moi, je crois en la science… » dit le savant, et un sourire tordait ses lèvres.

« Bah ! Ce ne sont que chimères », lâcha l’homme sans boussole  « pour ma part je crois que tout est vain. »

Silence – c’était maintenant quatre étrangers qui s’étudiaient avec distance – Dans chacun de leurs regards cependant on voyait étinceler la même inquiétante lueur, qui ravalait la même incrédule frustration.

« Quoi ! Ces gens-là ne savent donc pas ce que c’est que la vérité ! » fulminait cette lueur.

95

Il existe entre notre monde et le nulle part une souricière que l’esprit aiguisé et patient peut à la longue déployer en boulevard.

96

Le désir fou de l’homme abattu : s’abrutir, sombrer dans un rêve.

97

Ayant horreur du vide, la nature sait se contenter de ce qu’il y a de plus pauvre, plutôt que d’être remplie par rien. Mais ce qu’il y a de plus pauvre ressemble trop au vide, en tous cas se trouve trop loin de la combler pour qu’elle s’en estime remplie. Aussi quand vient frapper à sa porte quoi que ce soit d’infiniment plus riche, s’empresse-t-elle de congédier la pauvreté pour l’ouvrir en très grand à la préférable richesse.

98

La poésie veut dire par hasard ce que la philosophie prémédite.

99

Ma crainte : ma disparition.

Ma certitude : ma perpétuelle reparution.

Et cette ambivalence vaut encore pour la succession intermittente de mes apparitions dans le cours de cette parenthèse encore ouverte.

100

Cependant qu’à chaque heure qui passe mon soleil augmente de volume, et intensifie sa lumière, son aura s’étend et happe, conglomère en satellites, toujours plus loin, tout ce qui vient à passer d’astéroïdes dans sa zone d’attraction.

101

A : Comment a fait cet arbuste pour jaillir au travers de cette fissure?

B : Vous aurez peine à me croire, mais au départ la fissure n’existait pas… en cet endroit, tout était plat, sans défaut… c’est lui seul, qui a percé le béton et qui, le temps passant a fait naître et s’étendre cette à présent large et béante fissure, lui et lui seul qui a fait du morne tableau sur lequel autrefois nos regards glissaient cet exemple qui dorénavant ralentit notre pas.

102

C’est des bêtes que l’homme tient sa dynamique organique, mais c’est des plantes que l’esprit a hérité son mode de croissance.

103

La vie parle : Mes créatures les plus parfaites s’efforcent d’accomplir chaque geste, avec, en regard, parfaitement équilibrées, conscience absolue de la couleur qui fait de chaque instant un instant unique, et conscience de ce que cet instant unique doit résonner d’échos bénéfiques dans l’éternité des temps passés et futurs.

104

Chaque journée qui passait, semblait-il, donnait plus de liant à leur mutuel attachement et plus de force à leur amour – chaque journée un peu plus, et c’était ainsi depuis des années.

Que cette impression s’évanouit vite cependant quand il rencontra cette autre pour qui son amour doublait à chaque seconde !

Qu’il fallut peu de minutes pour que volât en éclat la douce torpeur de ces trompeuses années !

105

Si les hommes s’attachent tant aux « choses », c’est pour conjurer l’immense frayeur qu’inspire la vision du « moi intérieur » – cet édifice incertain, mouvant, dont les racines fuient dans les ténèbres d’un gouffre sans nom – on se réfugie inquiet frénétique dans ce tout qui environne de crainte de s’effondrer tout de bon en plongeant trop au dedans de soi.

106

Mon fleuve rêve à chaque instant de l’océan dans lequel son cours l’emmènera se perdre. Ainsi roule mon fleuve vers cet horizon, qui, à chaque étape nouvelle, comme un mirage s’évanouit et reprend consistance.

107

Que passe dans ton regard la plus vivante image de la mort fin d’un instant.

108

Les réponses aux questions non formulées en tâtonnantes étapes peu à peu s’esquissent, linéaments,

Jusqu’à ce que, parfaits joyaux, l’éclair indubitable les dessine tout d’un bloc.

109

Les hommes ne peuvent vivre hors du cadre d’une vision d’éternité comme il leur est insupportable de vivre dans une maison totalement privée de fenêtres.

110

J’étais jadis une mare immobile perdue dans un cirque paisible et sans vent – Y passaient en silence irréelles les heures, dans la solitude inconsciente d’un flux immobile.

Un déluge vint, qui, dans l’interminable cauchemar d’une nuit ténébreuse me fit grossir, de minute en minute grossir, effrénément, grossir au point qu’au petit matin, le cirque, tout entier plein de moi, craquelé de toutes parts, s’effondrait en failles multiples, me projetant au milieu d’une infinité sans témoins – l’océan.

De ce jour, masse d’eau devenue mouvante, je partais en quête des mers où naissent les cyclones, des mers chaudes où l’eau s’élève et se transforme en célestes véhicules – pour au terme de grisants périples me dissoudre et m’abattre, une autre nuit de tempête, sur un autre cirque.

111

Les pensées profondes sont d’éclair et de gouffre mêlées.

112

Un temps sans lit, le flux se répandit dans la plaine, la parsemant à l’infini de boueux et flasques marigots.

113

Au terme du voyage, les rires faux se muent en horribles grimaces.

114

Vos deux yeux ne seront pas de trop pour graver en vous à temps ces éclairs faits pour lézarder le firmament de vos consciences. Sans néanmoins le secours d’un troisième, tout cela ne laissera de trace que celle, fugace, d’un douteux tour de passe-passe.

115

Il n’est pas de phrase, ni de famille de phrases, qui n’ait en ces lieux tel un cercle l’instant pour centre. Ainsi toutes gravitent, comme autant de planètes, autour du soleil de l’instant. Ainsi vais-je et viens, d’orbites en orbites, de planètes en planètes, autour du soleil de l’instant. Ainsi est-ce toujours entre moi et l’instant cette même distance idéale d’instant en instant ajustée.

116

Plus l’arbre s’élève, et resplendit, moins il se soucie de la permanence de ses racines.

117

Quand l’ami nous déclare la guerre, passe indistinct cet instant de silence où d’un coup devant nous son visage s’efface.

118

Sans alliés puissants pour le seconder, le visionnaire n’est qu’un buisson d’épines solitaire, auquel personne certes ne s’attaque, mais que chacun prend plaisir à frôler avec un rire moqueur.

119

Le désir tend vers l’utopie. C’est sa nature.

120

Malgré tous les doutes, tous les écueils, pressentiment absolument confiant, de la possibilité, à tous les niveaux, et dans toutes les directions, de quelque chose d’immense.

121

Reste toujours quelque chose de plus intéressant à découvrir en dessous de ce que l’on vient de mettre à jour au fond de cette mine inépuisable qu’est l’esprit.

122

Partant de la simple condition de luciole – puisque, que nous le voulions ou non, il n’y a pas d’autre choix que de commencer par le presque rien – au fil des épreuves se sublimer, par un mouvement sans relâche de l’esprit, et une constante inventivité, en soleil rayonnant de croissante lumière.

123

Jusqu’au bout, si je peux, je ferai naître et renaître, encore, toujours, la lueur.

124

Les lois qui régissent le monde sont les mêmes pour tous – harmonie préétablie, correspondance universelle, perfection de la création – mais c’est toujours à partir de lois qui ne sont propres qu’à lui seul qu’un individu peut espérer ajouter une facette de plus au joyau utopique.

125

Le geste juste : fruit de la méditation la plus intense, tout entière déployée dans le plus spontané des éclairs.

126

Il n’est pas un regard de vivant dans lequel je n’ai vu danser une fois brève au moins la dévorante flamme du désir utopique, où dansait comme un rêve le visage de l’être suprême.

« Je suis cet être-là ! » luisait pleine d’espoir à chaque fois cette flamme.

127

Il fallut la parution de l’homme pour résoudre le monde en énigme, mais avant l’homme, l’énigme était le cadet des soucis du monde.

128

Il me semble le temps passant ne plus faire que bégayer la pensée la plus profonde à venir. Dans deux minutes tout cela pour un instant encore j’en suis sûr définitivement me paraîtra clair.

129

Plus le hasard est dominé, plus l’occasion est la même.

130

Là où la plupart soupirent « liberté », il y a rarement plus que le rêve d’une prison un peu plus vaste.

131

132

Lui utilisait le « je » pour lors, mais s’il avait été en moi il eut pu concéder que c’était moi aussi qui parlais.

133

La différence entre toi et moi – pas d’autre – nous ne sommes pas enclos au même endroit.

134

C’est au nombre de maillons antérieurs de la chaîne qu’elle ressuscite dans son sillage, et de maillons antérieurs divers, que l’on doit aussi juger de la beauté et de la profondeur d’une vision.

135

Chacune de ces formules est un charme par le biais duquel j’entre en vous, y éclos, et, pour un temps plus ou moins décisif, prend la barre à votre place.

136

Chaque idée maîtresse cherche son savant, son prophète, ou son artiste idéal, et si elles finissent toujours par le trouver, il n’est pas rare qu’elles passent à la postérité mal mariées.

137

Il n’est pas un vain décret que les tempêtes sans merci des moussons de l’histoire n’aient fini par submerger. Le destin de ce qui est figé étant d’être renversé par ce qui est mû.

138

L’expérience, et la pénétration d’un homme, augmentent plus vite que son corps ne vieillit.

139

Ce qui si souvent déroute en ce monde n’est pas que l’on y est, mais que l’on y erre.

140

Pour ce qui a trait aux nourritures spirituelles, le visionnaire est au règne humain ce que l’homme est au règne animal : la seule espèce omnivore… la seule, du moins, à se soucier de cuisine.

141

Ce que traque le chasseur c’est avant tout le gibier, mais le chasseur sait que dans cette traque le hasard joue de trop belles parties, et que ce qui compte avant tout, c’est de se trouver à l’endroit où passe le gibier.

Je ne procède pas autrement en ces lieux. Je sais, pour que les formules jaillissent il me faut avant tout me trouver dans un certain état d’esprit, état d’esprit en dehors duquel jamais phrase aucune ne passe.

142

On ne se perd en stériles questions que là où l’on se trouve incapable d’agir.

143

On commence à véritablement penser quand on se rend compte que penser pour l’homme est le suprême des agirs.

144

Silence vif !… où tout l’être en suspens se surcroît.

145

Quand m’abandonne le flux, ne reste plus que moi, me lamentant sur ma queue de renard.

146

Faire un avec ce qui est autre, et dehors dévale de même… faire un au même rythme, de concert… où dans un frisson de plaisir l’un et l’autre se confondent.

147

Tant que l’inéluctable but n’est pas atteint,

Libre poursuit son chemin le bel élan dévorant.

148

Vers les cieux, dans un rire sans fin les pensées frémissantes ébrouent leurs pétales.

149

Si tu es de ma force, tu mettras cent fois moins de temps à découvrir ce que je te donne d’un coup que j’en ai mis à le rendre visible.

150

Sur les rameaux des plus belles visions, patientent latents les bourgeons de visions plus belles encore.

151

Qui s’approprie complètement ce qui le meut à sa mesure devient un dieu.

152

Ce qui est vécu en plein est sauf.

153

Existe toujours un détour pour dire bien ce qui d’abord parait indicible : les seules pensées indicibles sont celles que l’on n’a jamais eues.

154

La vie parle :  « Ça… oui… je me souviens maintenant !… la même vision que j’ai eu en 1650 dans la ville de T… ! »

155

Les visionnaires, et les charlatans, dressent d’immenses bûchers qui se voient à des kilomètres à la ronde. Les hommes qui vivent alentours viennent s’y réchauffer et voir danser la lumière. Grâce à ces flambées spirituelles, ils oublient la rudesse de leurs hivers intérieurs, que le feu naturel est souvent impuissant à combattre.

156

Quand un homme d’exception meurt prématurément, il n’y a en apparence que ses parents, ses amis, et ses pairs, pour regretter sa disparition, mais c’est en réalité le monde entier qui verse des larmes, car, si pour la plupart cette mort n’est de rien, c’est pour lui, pris dans son ensemble, un insupportable et tragique amoindrissement de sa force.

157

C’est méconnaître les pensées les plus profondes que de ressentir le besoin d’y ajouter sa griffe : ceux dans l’esprit desquels un jour elles jaillissent n’ont d’autre souhait en les rendant visibles que d’en faire des marches vers d’autres pensées plus profondes encore.

158

C’est l’impossibilité de demeurer éternellement le même, et le désir perpétuel de muer, qui engendre l’angoisse : qui sans cesse veut, doit, muer, à chaque mue un temps devient autre à lui-même, privé de demeure.

159

L’air vicié des idées noires transforme en chambre à gaz l’esprit malade qui pour souffler se claquemure.

161

Ne te commente plus.

Ne t’admire plus.

Ne t’effraie plus de toi.

Éteins ces regards à distance d’après,

Ne pense qu’à ce qui bientôt te transportera de nouveau dans un ciel innommé.

162

Tout l’art de la formule consiste à mimer le frisson de l’aurore.

163

C’est la beauté du pont qui compte, et non pas la consistance des rives du gouffre entre lesquelles il arqueboute sa présence.

164

Je veux à chaque instant être là : Il me faut pour cela le permanent joyeux état d’esprit de l’être à la veille de partir à l’aventure.

165

La seule chose véritablement étonnante est l’évidence.

166

Donner un conseil n’est fondé que dans le cercle de sa propre espèce.

167

Chaque vision décisive est une prise de plus éternisée sur la falaise du flux utopique.

168

Les visions sont des oiseaux de passage, qui ne s’approchent qu’avec méfiance, et que le moindre geste incongru suffit à faire s’enfuir.

169

Quel parti prendre face à l’imminence du terme quand je sais qu’après ce feu d’artifice, ne me restera qu’un grotesque stock de chandelles de suif. Mais c’est là ce que la vie commande : tout doit toujours se poursuivre.

170

Si chacun dans son jeune âge s’essaie à défricher le chemin d’une destinée originale, et personnelle, le commun des adultes préfère se fondre dans les rêves plus vastes d’un homme d’exception, plutôt que de demeurer à l’étroit dans les siens, on sacrifie une partie de son âme en la mettant au service d’un empereur, on a l’assurance de gagner en panorama ce que l’on perd en personnalité.

171

Nos descendants auront autant de pitié pour nos visions morales que nous en aurons eu pour les visions scientifiques de nos ancêtres.

172

Les sentiers que je trace en ces lieux ne regardent qu’une unique personne : celle qui a toujours été, qui toujours sera, dont je suis l’éternel et provisoire vaisseau.

174

On verra progressivement l’existence des hommes les plus grands comme autant de moments de l’éveil d’une conscience unique. Les mettant bout à bout, cette conscience voudra se souvenir de chacun d’eux comme d’une expérience personnelle.

175

En quête de son sirénaïque horizon, court et dévale la vie, enclose en ses grilles de paille.

176

Le terme fait inopinément refleurir ensemble tous les instants déjà humés,

Puis,

D’un coup en abolit le souvenir.

177

L’effet est atteint quand le tableau se répand hors du cadre.

178

Rien de plus épuisant pour un humain que de se mettre à penser vraiment. On ne pense en effet jamais que jusqu’à l’épuisement total.

179

Ce livre est beaucoup de choses, et entre autres, celle-ci :

Un manuel, un viatique, un enchaînement de garde-fous placés ça et là de part et d’autre du sentier d’or.

180

L’existence est le fait absolu.

La cause l’énigme absolue.

181

J’étais certain d’avoir touché au but, ma main m’enjoignit de poursuivre.

182

A : qu’expérimentes-tu ?

B : Vivre en plein jusqu’au point extrême du livre, même si je ne suis que virgule.

183

L’homme s’aventure jusqu’au point le plus raide de son ascendante trajectoire, puis, à proportion de l’énergie accumulée en ce point, le ressort de l’histoire se détend, et le propulse.

184

De quoi sait-on se contenter aux heures les plus sombres ? Comme chez les très vieux arbres, qui, le printemps venu, ne parviennent plus à charger que trois ou quatre branches de végétation, une brève vision suffit, par intervalles même éloignés, à donner l’illusion des richesses, et l’espérance de richesses réelles.

185

Rien n’est plus périlleux que de jouer à Dieu dans une simple enveloppe humaine.

186

Un risque à aller très loin.

Le reflux est terrible...

187

En avant du tunnel, tout est encore incertain et obscur, à venir. Mais j’ai pu aligner contre les murs une volée de torches, et progresser de quelques pas. Je regarde derrière moi : au départ tout était ténèbres de part et d’autre, mais à présent mon regard porte loin en arrière, et, à l’endroit d’où je me suis mis en route, je vois un ineffaçable point de lumière.

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