Ceux qui me connaissent savent bien qu’il n’est pas dans mes habitudes d’adresser des critiques aux glorieux dirigeants de mon pays, ou à ses alliés les plus fidèles et les plus respectueux des droits de l’homme, comme les Etats-Unis, le Qatar, ou Israël. Pourtant, à l’occasion des révélations du journal le Monde sur les écoutes de la NSA, même moi ai été choqué par les réactions au sommet de l’état, à tel point que je me suis senti obligé, à titre exceptionnel, d’adresser un carton jaune à la France. J’espère au passage que cette sortie convaincra que je ne suis pas, comme certains le pensent, l’archétype du collabo… J’informe également que mes chroniques paraissent tous les deux ou trois mois dans le journal L’Audible, un média indépendant (comme ils disent), dans lequel je suis parvenu à m’infiltrer.
C’est avec honte et consternation que j’ai découvert dans la presse et sur les chaînes infos, en octobre dernier, les réactions à la tête de l’état français aux dernières révélations du journal le Monde sur l’espionnage de la NSA, montrant que l’agence étasunienne a intercepté 70,3 millions d’écoutes téléphoniques sur le territoire français entre décembre 2012 et janvier 2013, et placé sur écoute des délégations diplomatiques françaises aux États-Unis.
« Si un pays allié espionne la France, c’est totalement inacceptable », s’est indigné Manuel Valls. Pour Laurent Fabius,« ce type de pratiques entre partenaires qui porte atteinte à la privée est absolument inacceptable » ; quant au chef de l’état, il « a fait part de sa profonde réprobation à l’égard de ces pratiques inacceptables entre amis, car portant atteinte à la vie privée des Français. »
A juste titre, ces réactions ont suscité les sarcasmes de la presse outre atlantique et ce ne sont pas les arguments qui manquent pour en pointer le ridicule.
L’espionnage entre alliés, une pratique courante
Les quotidiens étasuniens ont eu beau jeu de rappeler que l’espionnage entre alliés est une pratique des plus courantes, et que la France n’était pas, loin de là, la dernière à espionner ses alliés, États-Unis en tête. Pour prendre un exemple, chacun sait que les sous marins nucléaires des puissances occidentales se livrent à un incessant jeu de cache cache sur toutes les mers du globe, l’objectif étant d’identifier sans se faire repérer la signature radar des sous-marins alliés, que chacun s’efforce de rendre aussi indétectable que possible. Imagine-t-on l’un des compétiteurs, soudain dépassé en technologie et en moyens, qui se plaindrait des règles du jeu auquel il participait de bon gré pendant des décennies ? L’espionnage entre alliés, on le voit d’ailleurs avec cet exemple, n’est pas seulement banal et généralisé, il développe une saine émulation et permet de rester au contact des meilleurs.
La France n’est pas tant espionnée que cela
Le chiffre de 70 millions de communications téléphoniques interceptées en un mois a fait l’effet d’une bombe, ce qui est toujours le cas quand on avance des chiffres qui défient l’imagination. Mais pourquoi les gouvernants français n’ont-ils pas fait la comparaison avec d’autres pays ? En Allemagne, ce sont 360 millions d’appels qui ont été interceptés, en Irak 8 milliards, au Pakistan 11 milliards, et en Afghanistan 22 milliards : si le chiffre de 70 millions paraît d’abord colossal, il devient tout de suite moins impressionnant quand on le rapporte aux pays que je viens de citer, et Valls et Fabius au lieu de s’indigner, auraient mieux fait de relativiser la chose en citant ces chiffres.
Les exigences de la guerre contre le terrorisme
L’argument a été souligné mais pas assez à mon sens : l’espionnage à très grande échelle pratiqué par les États-Unis est la conséquence directe du décuplement des moyens militaires et de renseignement décidés après les attentats du 11 septembre 2001. Cet effort a poussé la NSA à embaucher massivement et à multiplier les écoutes, afin d’empêcher que l’impensable se reproduise. La terreur et le terrorisme étant des ennemis vicieux et insaisissables, le champ de bataille ne se situe pas seulement dans les pays ennemis, mais aussi dans les pays amis, comme la France. Les écoutes de la NSA concernent certainement en majorité des terroristes infiltrés sur notre sol et dans nos administrations, et permettent d’appuyer l’action de nos propres services, même si ceux-ci ne sont pas mis au courant. Du reste, quel sens donner à ces plaintes de nos gouvernants, quand on a en mémoire que jamais l’un d’entre eux n’a pris de position publique forte depuis 12 ans, pour contester le Patriot Act, les prisons secrètes de la CIA, l’usage de la torture sur les suspects terroristes ? Les écoutes de la NSA forment un tout avec ces autres mesures, et je ne vois pas pourquoi on se plaindrait de l’une d’entre elles 12 ans après, alors qu’on ne s’est plaint d’aucune pendant 12 ans !
Ces positions du gouvernement français sont une grotesque palinodie
Le ridicule de la position française est accru par le fait qu’au commencement de cette affaire nous n’avons eu de cesse de ménager les États-Unis et la NSA. Je me souviens par exemple de Manuel Valls minimisant au moment des premières révélations : » Nous avons des relations avec les États-Unis d’Amérique, c’est une démocratie, ça n’est pas une dictature. Il y a une justice, une justice indépendante. » Je rappelle par ailleurs que le 4 juillet dernier, M. Hollande a refusé à Edward Snowden l’asile politique qu’il demandait, et que le même jour il refusait, comme le soulignent avec malice des médias étasuniens, le survol de notre territoire par le président bolivien Morales, soupçonné de cacher Edward Snowden dans son avion. Notre récent revirement sous cet éclairage est complètement incohérent.
Je suis tombé finalement sur un fait qui a achevé de m’indigner, tout en me décidant à mettre ce carton jaune au gouvernement français. A priori j’imagine que ce dernier n’a pas besoin de journalistes pour savoir ce que contiennent les documents révélés par Edward Snowden, et leur caractère explosif (à quoi servent sinon les services de renseignement ?). Et pourtant, le 21 octobre dernier, c’est bien en réaction directe à une série d’articles du Monde, que le président et certains ministres clés sont montés au créneau. A les entendre ils semblaient vraiment découvrir cette histoire de 70 millions de communications interceptées et de délégations diplomatiques espionnées. Plus grave, en creusant je me suis rendu compte que ces révélations avaient été faites par le Spiegel le 29 juillet dernier ! Ce qui impliquerait que le gouvernement français, pour s’informer et réagir dans le domaine crucial du renseignement, est réduit à ouvrir le Monde et y lire des nouvelles périmées depuis 3 mois !
Quoiqu’il en soit, que nos moyens en renseignement soient dérisoires face à ceux des Étasuniens, ou que nos services soient en état de déliquescence avancée, les révélations d’Edward Snowden tombent à pic pour une profonde remise en cause et des décisions fortes, et, une fois de plus, il semble bien que ce soit encore dans l’Europe que nous trouverons notre salut. Le 21 octobre, la Commission Libertés civiles, justice, et affaires intérieures du parlement européen s’est réunie et a approuvé un projet de règlement sur la protection des données personnelles à une majorité de 51 voix contre 1, et un projet de directive sur les données de sûreté par 29 voix contre 20. Trois jours plus tard, rapporte le Monde, « Les Vingt-huit ont (…) publié une déclaration commune, lue par le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, à l’issue des discussions, qui souligne « l’intention de la France et de l’Allemagne d’engager des discussions bilatérales avec les États-Unis dans le but de trouver d’ici à la fin de l’année un accord sur leurs relations mutuelles dans ce domaine« .
A quelque chose malheur est bon, semble-t-il donc. L’affaire Snowden semble avoir réveillé et soudé la famille européenne dans la recherche d’une réponse commune. De même que la France a abandonné sa souveraineté budgétaire avec la ratification du MES, qu’elle a mis son appareil militaire sous la direction de l’OTAN, elle pourrait prochainement, ce que j’appelle de mes vœux, abandonner sa souveraineté en terme de renseignement, au profit d’une agence européenne du renseignement. Alors nous nous retrouverions à armes égales avec les États-Unis, et si daventure un Snowden sortait du bois pour faire des révélations, mieux avertis et plus confiants dans nos forces, nous ne nous répandrions pas en plaintes et vociférations ridicules, et, grands seigneurs, nous nous contenterions de sourire, et de cligner de l’œil.
Donald Forestier
Cet article a été originellement publié dans feu le journal L’Audible en novembre 2012, et sur Agoravox le 17 décembre 2013.