Le voyage a été d’une telle densité et d’une telle variété que nous sommes presque surpris, au matin du mercredi 11 mai, de nous rendre compte que nous allons passer notre dernière journée pleine sur le sol irakien. Après avoir visité la veille des sites archéologiques des premiers temps du christianisme et de l’Islam, nous allons commencer notre parcours du jour par la visite du plus ancien site juif en Irak dans les environs de Najaf, à 80 km au sud de Kerbala. C’est cette ville qui accueille l’aéroport international par lequel nous sommes arrivés cinq jours plus tôt, et par laquelle nous repartirons le lendemain. Pour nous y rendre nous empruntons la fameuse « route du grand pèlerinage », qu’empruntent les pèlerins chiites lors du grand événement annuel de l’Achoura[2]. De nouveau nous sommes confrontés, sur le terre plein central, à l’alignement à l’infini de portraits de combattants martyrs, qui avaient frappé notre imagination le matin de notre arrivée (Cf jour 1).
Le plus ancien site juif d’Irak se trouve dans une bourgade pauvre des environs de Najaf du nom de Kifle. On y accède, après avoir quitté la rue principale, par un chemin de terre caillouteux et inégal qui nous emmène, un peu plus loin, dans une rue commerçante couverte. L’entrée du site, peu soupçonnable, est nichée entre deux boutiques.
Le site juif que l’on s’apprête à nous montrer est des dimensions des plus modestes et invisible au premier abord puisqu’il se trouve dans une salle spéciale à l’intérieur d’une mosquée construite ultérieurement, dont il faut traverser d’abord la cour d’enceinte.
A gauche en entrant, une porte dans un mur d’une première salle close, coiffée d’une imposante coupole peinte avec des dessins arabesques jaunes et bleus, ceinte à sa base d’une frise parcourue d’inscriptions coraniques en blanc sur fond bleu, comme sur les portiques d’entrée du Sanctuaire de l’Imam Husseïn (SSIH) à Kerbala. Derrière cette coupole, une autre coupole d’apparence plus ancienne et sous laquelle se trouve, verrons-nous bientôt, le site juif. En face, une entrée latérale du bâtiment central dont la façade est longue de 20 mètres. Sur la droite, au premier plan, un minaret en excellent état jaillit vers le ciel depuis le mur d’enceinte effondré en cet endroit, lui donnant l’aspect d’un phare sur son rocher. Un peu plus loin un autre minaret de même taille.
Vue de la cour intérieure depuis un endroit opposé à l’entrée que l’on discerne tout à gauche
Vue de la cour intérieure depuis l’entrée en regardant vers la partie droite de la cour d’enceinte
Le site juif consiste en une salle de 6 mètres sur 4, occupée en son centre par un imposant sarcophage qui renfermerait les restes du prophète Ézéchiel (connu dans le Coran sous le nom de « Dhul Kifl »), qui fit partie de l’exil d’un grand nombre de juifs vers Babylone en – 597 av JC. Sur l’ample drap vert le recouvrant on peut lire en arabe calligraphié : و اسماعيل و ادريس و ذا الكفل كل من الصابرين. Il s’agit du verset 85 de la sourate XXI du Coran connue sous le nom de « les Prophètes »[3]. Elle signifie : « Souviens-toi d’Ismaël, d’Edris, de Dhulkifl, qui tous souffraient avec patience » Dans l’un des coins de la salle, sur une frise peinte dans le renfoncement d’une voûte aveugle brisée, on peut lire une inscription en hébreu à peine lisible : « ואת המצבה היא מצבת קבורת « אדוננו יחזקאל, qui signifie : « Et la stèle (ou pierre tombale) est la stèle de notre maître Ézéchiel. »
Le tombeau d’Ézéchiel, recouvert d’un ample drap vert avec une citation coranique
L’inscription en hébreu
La pièce est chapeautée par une coupole en piètre état de conservation, et donne sur un couloir mystérieux où des couches anciennes du site, conservées, sont mélangées à des aménagements de facture récente : une série de fenêtres aveugles peintes en lacis arabesques de plantes et de fleurs typiques de l’art musulman.
Tout autour, l’intérieur de la mosquée, elle-même en réfection, fait ressortir le caractère extrêmement ancien de ce « tombeau d’Ézéchiel » qui quant à lui ne semble avoir fait l’objet d’aucun travail de restauration (le sarcophage excepté).
En parcourant la mosquée nous rencontrons un groupe de jeunes garçons assis en cercle dans un coin, avec des cahiers et des stylos : c’est la période des examens et ils estiment que la mosquée est l’endroit le plus agréable et le plus paisible pour les préparer.
Groupe d’adolescents révisant leurs examens dans la mosquée
La visite de ce site est l’occasion de discuter avec nos hôtes de la présence juive en Irak. Il n’y a presque plus de juifs en Irak nous rapporte-t-on. Il en reste un peu à Bagdad et à Bassorah, on en compte 5000 au Kurdistan. On en comptait 125 000 autrefois, mais suite à la création de l’état d’Israël en 1948, une série d’attentats contre des lieux juifs irakiens, entre 1950 et 1951, pousse les juifs d’Irak à émigrer massivement vers le jeune état juif. Cette série d’attentats, attribuée aux nationalistes arabes selon le principe de l’opération sous faux drapeau, fut en réalité organisée par les services de renseignement israéliens, afin de faire croire à une vague d’antisémitisme en Irak, favoriser l’accroissement de la population de l’état d’Israël, et permettre ainsi, avec le recours à l’extrême violence, le remplacement des populations sémites originelles largement supérieures en nombre et en influence à l’époque dans la région[4].
Nous reprenons la route vers la ville de Kouffa, qui fut la capitale du Califat sous le règne d’Ali, premier imam des chiites et également quatrième calife[5].
On nous montre la maison où il résidait lors de son court règne de cinq années (656 – 661 ap J.C.), une bâtisse des plus modestes nichée aux confins de la cour extérieure d’une imposante mosquée, et jouxtant les ruines d’un palais. On nous explique qu’Ali, de caractère simple et austère, préféra cette maison ordinaire aux ors du palais voisin. Nous nous promenons un peu sur le mur d’enceinte du site laissé à l’abandon, et nous sommes surpris d’entendre résonner, presque dans le même tempo, les chants croisés de muezzins appelant à la prière depuis trois mosquées aux trois pointes d’un triangle dont nous sommes le centre.
Pressés par le temps, nous ne visiterons pas la maison d’Ali. Nos hôtes s’éclipsent tout de même un quart d’heure, comme à leur habitude, pour répondre à l’appel à la prière.
A ce propos, nous nous rendons compte que notre voyage à travers l’Irak est pour eux l’occasion d’effectuer une sorte de pèlerinage personnel, puisqu’en l’espace de six jours nous aurons visité la moitié des mausolées (six) des imams du chiisme duodécimain, dans lesquels eux-mêmes ont sans doute rarement l’occasion de pouvoir se rendre. Qu’il s’agisse de nos interprètes, de nos chauffeurs, photographes, gardes du corps (ils sont tous chiites), à chaque fois que nous sommes arrivés à proximité de l’un de ces lieux saints, tels une volée de moineaux, ils se sont rapidement éclipsés tous ensemble pour aller prier, nous laissant libres d’arpenter les lieux en attendant leur retour. Avec le recul, c’étaient les seules plages de temps pendant lesquelles, lors de nos pérégrinations, on nous laissait pendant quelque temps une liberté totale : ils avaient la charge de veiller sur nous et nous assister autant que possible, mais sans doute à l’approche des lieux sacrés de leur religion leur cœur devait-il commencer à battre dans une autre dimension ; le devoir de piété en ces circonstances devenait d’autant plus irrépressible que nous ne courions aucun risque à l’intérieur de ces immenses édifices ultra protégés.
Le même scénario va se répéter dans le dernier lieu saint chiite par lequel nous allons passer pendant notre séjour, le mausolée d’Ali, premier imam du chiisme, située dans la ville de Najaf toute proche.
Comme tous les mausolées situés au cœur de grandes villes (Kerbala, Bagdad, Balad), on ne peut y accéder qu’après avoir franchi plusieurs barrages en amont de l’édifice, auquel on accède à pieds après avoir parcouru 200 mètres d’une rue commerçante. Le 29 août 2003, une voiture piégée, garée près de l’entrée principale, avait explosé précisément au moment où les fidèles en sortaient, après la prière. 83 personnes furent tuées dans l’attentat, et 230 autres blessés. Parmi les tués, se trouvait Mohamed Bakr Hakim, une figure centrale du chiisme irakien, opposant de longue date à Saddam Husseïn, qui était revenu d’exil trois mois plus tôt (le 12 mai). 15 de ses gardes du corps figurent parmi les victimes.
La rue piétonne menant au mausolée d’Ali, à Najaf. On distingue vaguement le dôme en réfection.
C’est la dernière occasion de rapporter une curiosité de ces sortes de longs sas urbains qu’il faut emprunter pour accéder aux différents lieux saints. Le déplacement à pied pouvant s’avérer pénible pour les femmes, toutes vêtues qu’elles sont d’une abaya noire qui les recouvre de la tête aux pieds, surtout en pleine chaleur, un service mi formel, mi informel, de « coursiers » proposent leurs services à ces dames pour rallier le mausolée sans fatigue. Les véhicules peuvent consister en des sortes de charrettes en bois des plus sommaires que pousse un coursier comme une grosse brouette, ou en d’espèces de voitures de golfe plus ou moins longues. Nous assistons à une dispute bon enfant entre des femmes convoitant la dernière place disponible d’une de ces voiturettes qui effectuent toute la journée (avec les charrettes), la navette entre le barrage routier et l’entrée du mausolée.
Aucun des autres mausolées ne m’a laissé une impression aussi extraordinaire que celui d’Ali à Najaf.
Dans la rue qui nous y mène nous ne pouvons en avoir aucune idée. Ordinairement on aperçoit de loin son énorme dôme doré, mais en ce moment il est en réfection et tout entier couvert de bâches et d’échafaudages.
Les lieux sont organisés comme dans tous les mausolées que nous avons visités jusqu’à présent : nous pénétrons dans une vaste cour d’enceinte, dont les hautes façades extérieures donnent sur des lieux de vie divers sur deux étages marqués par des alignement d’arcades en ogives : au premier niveau des tombeaux de personnalités religieuses, au second des salles pour les étudiants en théologie. Toute la cour intérieure est recouverte de centaines de tapis moelleux. Des ventilateurs-brumisateurs, régulièrement disposés contre les façades, diffusent une douce fragrance de fleur d’oranger. Plusieurs immenses parasols faits d’un pylône de 10 mètres et d’une large bâche ombragent l’essentiel de sa surface. Le mausolée proprement dit, comme toujours, se trouve dans le bâtiment central, beaucoup plus vaste et développé que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. Nous y pénétrons par l’entrée principale (en tout il y en a trois), incrustée au bas d’un haut portique de 20 mètres, coiffé d’une voûte en ogive et flanqué de deux minarets, le tout est entièrement recouvert de feuilles d’or. A proximité de l’entrée un homme ventile un encensoir duquel s’échappe une fumée à l’odeur entêtante.
Nous pénétrons dans le cœur du lieu saint que je me contente de décrire, l’usage des appareils photos étant interdit, à l’intérieur de l’enceinte comme à l’intérieur du mausolée, dont la décoration est plus somptueuse que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent.
Vue aérienne de l’ensemble de l’édifice. On pénètre dans le bâtiment de cœur par une porte située au centre de la façade dorée entre les deux minarets. Photo piochée sur la toile…
Le tombeau consiste en un volumineux sarcophage, dont le revêtement extérieur est constitué d’un grillage continu en argent. Il est coiffé d’un chapiteau doré à plusieurs étages, aux quatre angles desquels sont accrochés de magnifiques assemblages de roses blanches fraîchement coupées. Chaque entrée de la pièce est chapeautée à l’intérieur d’un portail à voûte brisée de cinq mètres de hauteur. Au-dessus d’une d’elle, une horloge en or ouvragée entre deux vases énigmatiques. Tous les portails et l’intérieur de la coupole sont décorés d’un damier de miroirs concaves en argent. De gigantesques lustres à trois niveaux, comportant chacun des centaines d’ampoules, reflétés de mille façons, donnent l’impression d’un continu scintillement.
Comme dans tous les mausolées que nous avons visités jusqu’à présent, c’est un va-et-vient incessant de fidèles qui viennent entrer en contact avec la tombe du premier imam du chiisme. Je note un détail que je ne n’ai pas encore signalé : à un employé est dévolue la tâche de nettoyer constamment les barreaux de la grille que touchent, agrippent, caressent, et embrassent les fidèles. Même si ces derniers font strictement leurs ablutions avant de pénétrer dans le mausolée, on imagine sans peine les problèmes d’hygiène posés par un tel empressement et une telle promiscuité, sans parler de l’aspect du sarcophage dont l’argent ternirait bien vite sans ce constant « chiffonnage ».
La pièce du sépulcre donne sur deux vastes salles de prières intérieures tout aussi somptueusement décorées. La première est soutenue par des rangées de fins triples piliers comportant des vases fleuris sur des supports à mi-hauteur. Elle est illuminée par quinze énormes lustres ouvragés de près de 200 ampoules chacun. Les murs sont tapissés de miroirs d’argent et de motifs en étoile. Le plafond est creusé de 15 petites coupoles dont la base est frangée par des inscriptions coraniques en blanc sur fond bleu. Dans des armoires, des corans et livres saints enluminés sont mis à la disposition des fidèles.
Dans l’enfilade nous passons dans une seconde salle de prière d’aspect encore différent. Les fins triples piliers ont été remplacés par de massifs piliers en jaspe verte à veinures sombres. Au plafond sont encore suspendus une vingtaine d’énormes lustres, et un même nombre de mini coupoles richement décorées le creusent à intervalles réguliers.
Je suis tellement absorbé dans l’observation attentive du plafond que je ne me rends pas compte… d’une, une sensation soudaine et désagréable m’indique que je me trouve en chaussettes en plein milieu d’une large flaque d’eau qui m’a échappé : nous sommes proches d’une partie en réfection de l’édifice, dont c’est l’un des effets. De deux, comme je redescends sur terre, on me fait comprendre par des signes pressants qu’il faut que je m’éloigne pour une raison plus sérieuse : sans m’en rendre compte j’ai pénétré dans la moitié de la salle réservée aux femmes. J’adopte une mine piteuse et retourne au sec sur la pointe des talons vers mes semblables qui me renvoient un sourire amusé.
Ce qu’on appelle des « salles de prière » dans les lieux saints chiites, pourraient tout aussi bien être appelés des lieux de vie. Certains prient, d’autres lisent des corans, mais par endroits, nombre de fidèles sont profondément endormis sur les tapis qui recouvrent tout leur sol. Nous retrouvons également, comme dans la mosquée de Kifle dans la matinée, des groupes d’adolescents qui révisant leurs examens. L’aspect extérieur de leurs manuels scolaires et cahiers d’école indique qu’il ne s’agit pas de matières religieuses.
Nous finissons par nous rejoindre tous au dehors du mausolée pour aller manger dans un restaurant qui en dépend directement. Nous longeons l’édifice par une rue qui présente, côté opposé, une longue rangée de boutiques abritées sous une galerie archée. Nous y trouvons le même genre d’articles que dans toutes les boutiques situées dans les environs des divers mausolées par lesquels nous sommes déjà passés depuis cinq jours. Je suis frappé en particulier par un magasin de vêtements féminins qui présente, en vitrine, des « abayas de luxe », d’une apparence aussi magnifique qu’elles laissent entièrement invisibles le corps et le visage des belles destinées à les porter. Encore un de ces paradoxes, qui nous rappelle le magasin de vêtements de Kerbala par lequel nous sommes passés le jour 3.
Luxueux abayas sans un magasin de vêtements féminins
Le terme de « restaurant » n’est peut-être pas le plus approprié pour nommer un lieu où les repas sont offerts gratuitement à tout venant, mais il en a toutes les apparences. Les hommes mangent d’un côté de la salle, les femmes de l’autre. Le principe est le même qu’au restaurant de la « cité des visiteurs » de Kerbala. On s’assoit, et peu de temps après un employé vient vous servir un plat unique, en l’occurrence, une portion de poisson grillé aux épices et aux raisins secs avec du riz, dont personne n’a rien laissé. Plusieurs chaykhs se joignent à nous et se lancent avec nos hôtes dans une discussion animée.
Après ce déjeuner tardif (il est près de 15 heures) nous reprenons la route de Kerbala. Pendant la première partie du trajet nous longeons un mur interminable qui nous intrigue : derrière ce mur s’étend le cimetière de la « vallée de la paix » (Wadi us Salam) ; vaste de plus de 1500 hectares, comptant près de 5 millions de tombes, il s’agit de l’un des plus grands cimetières du monde. C’est l’aspiration de nombreux chiites, d’Irak et d’ailleurs, de pouvoir y trouver leur dernier repos, à proximité du mausolée de l’imam Ali, dont les chiites croient à l’influence bienfaisante dans leur séjour dans l’au-delà, et qui aurait déclaré que cet endroit était un fragment du paradis. Il n’a malheureusement pas été prévu de nous arrêter pour avoir un aperçu de cette immense « cité des morts » chiite.
De retour à la « cité des visiteurs » de Kerbala, nous croyons être parvenus au terme de notre périple. C’est la fin de l’après-midi que nous mettons à profit pour faire nos bagages et remettre en état nos appartements en prévision du départ ultra matinal du voyage de retour vers Paris via Istanbul le lendemain. Dans la soirée nous allons, pensons-nous, flâner une dernière fois dans les environs du SSIH, pour y prendre un peu de bon temps, dans une forme de délassement final. Au dernier moment nous apprenons – un de ces brusques changements de programmes – que nous allons finalement nous rendre dans un camp de réfugiés voisin. Le changement est si soudain que l’un de nos deux vidéastes, qui n’a pas jugé utile pour le coup de s’encombrer de son matériel ne l’apprend qu’une fois que nous sommes en route. Il faudra faire avec une seule caméra.
La nuit – noire – est déjà tombée quand nous nous mettons en route vers le camp de réfugiés que nous aurons toutes les peines du monde à trouver : résultat de circonstances récentes et imprévues, situé à l’écart de Kerbala, il ne figure pas sur les cartes, et n’est pas indiqué par des panneaux comme pour toute ville ordinaire. A trois reprises nos hôtes doivent s’arrêter pour demander des indications à des habitants. A deux reprises nous le manquons et sommes obligés de rebrousser chemin. Nous l’atteignons finalement sur les coups de 20 heures 30.
Le premier coup d’œil que nous avons du camp suffit d’emblée à donner une idée de l’ensemble de sa disposition : des mobiles-homes et des baraques en tôles blancs, alignés en séries le long de « routes » improvisées se coupant à angle droit pour former un damier régulier : l’uniformité extrême dans l’improvisation extrême. Çà et là quelques rares voitures stationnées.
Une rue du camp de réfugiés, au premier plan le début de l’attroupement
Nous sommes accueillis par les militaires qui gardent le camp, bientôt rejoints par l’officier chargé de sa supervision. Après quelques échanges, nous y pénétrons plus avant avec eux pour nous arrêter à un carrefour. De jeunes garçons jouent dehors, sous la lumière du réseau de réverbères qui illumine modérément tout le camp. Après quelques minutes, des dizaines d’habitants, attisés par la curiosité, affluent vers nous, et nous assaillent de paroles et de questions avec étonnement et enthousiasme : il y a des hommes de tous âges et de nombreux enfants, aucune femme, et comme nous nous mettons en place pour filmer et nous mettons à tendre le micro, un attroupement se forme.
Les propos rapportés ci-dessous sont la transcription à peine retouchée de la traduction instantanée de nos interprètes.
Un homme qu’on nous présente comme un enseignant, la quarantaine, l’air sérieux et posé derrière ses lunettes carrées et fumées, prend le premier la parole : 1200 familles, environ 8000 personnes vivent dans ce camp, qui a été ouvert en juillet 2015. Le plus gros problème que nous avons, c’est l’eau, l’électricité, et la nourriture. Tous les dix jours on nous donne 500 litres par famille, mais nous n’en avons jamais assez. Comme le camp est un peu loin du centre-ville, nous n’avons pas d’électricité publique. Nous fonctionnons avec des générateurs, mais toute distribution d’électricité cesse après 22 heures. La gestion de ce camp est financée par le gouvernement irakien et le SSIH. L’eau est acheminée en ce lieu par des camions. Quelques familles, qui ne supportaient plus la vie dans le camp, ont été replacées au Kurdistan où la vie est plus facile. Nous manquons de médicaments, de médecins, tout ce qui concerne la santé. Puisque le gouvernement irakien traverse des difficultés budgétaires, à cause de la baisse des prix du pétrole, sans doute ne disposons-nous pas de toute l’aide nécessaire qu’il pourrait nous fournir.
Quelqu’un qu’on nous présente comme un enseignant est le premier à répondre à nos questions
Un homme renchérit : certaines familles dans le camp vivent dans un dénuement extrême et auraient besoin de plus d’attention, d’une aide médicale et financière. Les jeunes ont du mal à trouver du travail. A cause du manque d’eau, nous rencontrons beaucoup de problèmes de maladie, surtout les enfants. Vu la gravité de la crise, une aide internationale ne serait pas malvenue. Ce camp est sous la responsabilité du ministère irakien des déplacés. Beaucoup de services nous sont fournis par l’administration locale. Les enfants n’ont aucun endroit où jouer, ils n’ont pas de jouets.
Nous tendons le micro à un garçon de huit ans, un peu intimidé au milieu de tous les adultes. Nous lui demandons s’il va à l’école. Sa réponse est confuse : je ne vais pas à l’école, je pourrais mais il faut des papiers de l’administration que nous n’avons pas.
Nous tentons également d’interroger une petite fille, qui, trop émue, ne parviendra pas à articuler un mot, non sans regarder de longues secondes droit dans l’objectif de la caméra.
L’enseignant insiste sur le fait que dans cette école ils manquent de tout : livres, cahiers, crayons, tables, chaises.
Nous passons à un groupe de jeunes garçons vêtus avec des maillots passés de grand clubs européens (Arsenal, FC Barcelone) avec qui nous parlons football. Oui nous aimons jouer au football, mais nous n’avons pas de terrain, seulement la rue, et il est interdit de sortir du camp.
Groupe d’adolescents vêtus de maillots de football de grands clubs européens
Nous interrogeons l’homme qui, au sein de cette communauté de réfugiés de Mossoul, a été choisi pour organiser le camp, un maire informel, qui se nomme Husseïn Arafat Abdallah. Il répond à nos questions non sans laisser poindre une forme d’exaspération : Nous aurions besoin d’un soutien militaire pour chasser l’ennemi et rentrer chez nous. Le rôle de la France ? Si elle peut aider à nous libérer de Daech avec la coalition internationale contre Daech, tant mieux… Tous ici dans ce camp, nous avons perdu certains des nôtres lors de l’invasion de Daech. J’ai perdu cinq personnes de ma famille à Mossoul. Des jeunes qui n’ont pas pu s’échapper ont été pris comme otages et tués ensuite par Daech. Les chiites ont été particulièrement ciblés, mais les sunnites qui ne voulaient pas adhérer au projet de Daech ont subi le même sort. Dans ce camp il y a des chiites, des sunnites, des turkmènes, des arabes. J’ai été élu par les jeunes du camp comme responsable. J’étais connu à Mossoul, dans la région tout le monde me connaissait bien. Il n’y a pas d’argent, pas d’aide, nous vivons dans la souffrance. Il y a énormément de bénévolat entre nous tous car nous ne pourrions faire autrement.
L’homme qui a été « élu » pour diriger le camp, Husseïn Arafat Abdallah
Nous recueillons les propos de l’officier chargé de la supervision du camp.
Lors de cet entretien l’homme aura du mal à dissimuler une sorte de gêne, voire de frayeur. Nous ne pouvons pas savoir si c’est en raison de la timidité que lui inspire la caméra, ou de la présence d’adultes habitant le camp l’écoutant attentivement dans son dos : Je suis attaché à la sécurité des services de police de Kerbala. Je suis chargé d’assurer la coordination de la sécurité de ce camp qui compte 1200 familles. Il insiste sur le rôle positif du sanctuaire de l’imam Husseïn et du ministère irakien des réfugiés, et comme nos interlocuteurs de Balad le jour 2 du voyage, souligne la bonne entente et harmonie qui règne entre les différentes communautés présentes dans le camp. Nous sommes tous réunis par l’amour de l’imam Husseïn. Nous nous occupons de la répartition de l’aide accordée par le gouvernement central irakien : les transports, l’eau, la santé, les ambulances. Nous n’avons pas de gros moyens, mais nous faisons tout notre possible. Contredisant le propos d’un des garçons interrogés il dit que les habitants du camp sont libres de sortir comme ils l’entendent. La route comme vous l’avez vu n’est pas loin. Ils peuvent prendre leur voiture. Nous tâchons de faire en sorte qu’ils ne se sentent pas ici comme des étrangers, qu’ils y sont comme chez eux.
L’officier chargé d’assurer la protection du camp de réfugiés, un peu intimidé
Nos hôtes tiennent à terminer cette série d’entretiens par une mise en scène qu’ils filment de leur côté. L’un de nos hôtes s’avance, saisit le bras du militaire qu’il brandit en signe de victoire. De l’autre main il invite tous les enfants présents à venir le rejoindre. Une fois qu’ils ont formé un attroupement suffisant il les pousse à reprendre en chœur des slogans à la gloire de l’Irak et à la gloire de Dieu. Sans doute amusés par ce qu’ils considèrent comme un jeu, ils s’y mettent rapidement à plein poumons, contrastant avec les adultes du camp demeurés en arrière-plan dont l’enthousiasme n’est pas flagrant.
Photo de groupe finale. Les enfants sont enthousiastes, les adultes un peu moins
Dresser un bilan de la visite en coup de vent de ce camp de réfugiés à la nuit tombée est chose délicate. Nous sommes loin d’avoir vu toute la population et nous n’avons pas pu nous rendre compte par nous-mêmes de leurs conditions de vie. La plupart des réfugiés marquent leur reconnaissance pour l’assistance qui leur a été fournie par l’état irakien et le SSIH, mais on sent, clairement que leurs conditions de vie des plus précaires les exaspèrent : l’eau, l’électricité, les soins médicaux, l’école, beaucoup de choses essentielles font défaut ou sont insuffisantes. Par-dessus tout on sent qu’ils n’ont aucune intention de s’éterniser ici. La guerre seule les y contraint. Ils ont tout de même pu reconstituer une sorte de société auto organisée, avec son système d’entraide, coordonné par un chef qu’ils se sont eux-mêmes choisis. Nous avons également cru comprendre que, comme toute société, celle-ci est loin d’être égalitaire et homogène : ce ne sont pas toutes les familles qui disposent d’une voiture, peuvent sortir du camp, envoyer leurs enfants à l’école, bénéficier du revenu d’un travail. Les disparités ne sont certes pas aussi marquées qu’entre l’émir du Qatar et un mendiant, mais elles existent.
Nous quittons le camp aux alentours de 21 heures, en nous disant que, d’ici une heure, faute d’électricité, l’ensemble du camp sera plongé dans l’obscurité complète, et qu’alors que nous nous envolerons demain pour la Turquie, puis la France, un grand nombre de ces réfugiés demeureront confinés dans ce camp, sans doute pour des mois, en attendant que Mossoul[6], la grande ville du nord de l’Irak dont ils sont tous originaires, soit enfin libérée.
De retour à la cité des visiteurs, nous dînons une dernière fois à son restaurant en compagnie de nos hôtes, avec qui nous faisons le bilan de notre séjour.
Le lendemain, nous nous levons à 5 heures et empruntons une dernière fois la route Kerbala/Najaf. Aux alentours de midi nous débarquons à Istanbul. Le choc des cultures, après une semaine d’immersion totale, nous semble encore plus violent, peut-être, dans ce sens-là que dans l’autre : nous avons l’impression de nous éveiller d’un rêve. Un mois et demi plus tard, le 28 juin, trois kamikazes armés de mitraillettes perpétrerons dans cet aéroport pour y commettre un triple attentat suicide, tuant 45 personnes, et en blessant 239 autres.
François Belliot | 13 octobre 2016
Article initialement publié que le site arretsurinfo.ch le 13 octobre 2016
Notes
[1] François Belliot vient de publier aux éditions SIGEST, le second volume de ses chroniques sur la « Guerre en Syrie » sous-titré : « Quand médias et politiques instrumentalisent les massacres » : http://edsigest.blogspot.fr/2016/06/guerre-en-syrie-v2.html
[2] L’Achoura se déroule du dixième jour du mois de Muhharan et se termine le 20 du mois de Saffar, les deux premiers mois du calendrier lunaire musulman. Pour les chiites, il s’agit de commémorer la martyre de Husseïn, le fils d’Ali, tué avec presque toute sa famille dans des circonstances révoltantes, par les troupes du calife omeyyadeYazid ben Muamiya, lors de la « bataille de Kerbala » (680 ap J.C.). Cette période de deuil collectif dure 40 jours. Lors des processions, certains hommes ont coutume de s’infliger des blessures sanglantes pour partager véritablement le calvaire subi par Husseïn. De nombreux fidèles chiites effectuent à pied en cette occasion les 80 km de la route séparant Najaf de Kerbala. En 2016, L’Achoura commence le 11 octobre. L’Achoura est également célébrée par les sunnites, mais il n’a pas la même importance et ne présente pas les mêmes caractéristiques.
[3] La sourate XXI intitulée « les Prophètes » énumère différents personnages de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) à qui Yahvé/Dieu/Allah a conféré le souffle divin et le talent prophétique. Comme souvent Muhammad s’y exprime avec un « Nous » de majesté qui suggère que les paroles qu’il exprime ne sont pas de lui mais d’Allah. Cette énumération louangeuse des prophètes s’inscrit dans la doctrine musulmane des « révélations successives », qui reprend pour son compte les personnages clés du judaïsme et du christianisme en les présentant comme des sortes d’ancêtres spirituels inscrit dans une chaîne dont Muhammad serait le dernier maillon. D’autres versets comparables au 85 dans cette sourate : « Nous avons donné à Moïse et à Aaron la distinction et la lumière. » (v. 49) ; « Nous avions déjà donné auparavant la direction à Abraham, et nous le connaissions » (v.52) ; « Nous donnâmes à Loth la science et la sagesse » (v. 74) ; « Souviens-toi de Noé quand il cria vers nous. » (v. 76) ; « Nous donnâmes à Salomon l’intelligence de cette affaire » (v. 79) ; « Nous apprîmes à David l’art de faire des cuirasses pour vous ; » (v. 80) ; « Souviens-toi de Job quand il cria vers son Seigneur. » (v. 83) ; « Souviens-toi de Zacharie quand il cria vers son Seigneur » (v. 89) ; « Nous soufflâmes notre esprit à celle qui a conservé sa virginité ; nous la constituâmes, avec son fils [Jésus], un signe pour l’univers » (v. 91). Conclusion de cette énumération : « Toutes ces religions n’étaient qu’une seule religion. Je suis votre seigneur, adorez-moi » (v. 92).
[4] L’interprétation de cette campagne d’attentats n’est plus guère contestée. Je renvoie à l’ouvrage de Naeim Giladi, publié en 1992 : « Ben Gurion’ scandals : how Haganah and Mossad eliminated the jews » (Les scandales de Ben Gourion : comment la haganah et le Mossad éliminaient les juifs). Un résumé du livre (en anglais), sur ce lien: http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.ameu.org%2Fuploads%2Fvol31_issue2_1998.pdf. Du reste, les opérations sous faux drapeau de ce type sont une spécialité israélienne qu’attestent de nombreux exemples incontestables au XXème siècle. Ces opérations sous faux drapeaux peuvent viser deux objectifs différents : donner artificiellement aux juifs d’un pays donné le sentiment qu’ils sont sous une menace antisémite, afin de les convaincre d’émigrer en Israël ; ou alors pousser des grandes puissances à déclencher des guerres pour les intérêts d’Israël, afin de lui faciliter des victoires ou ne pas apparaître comme belligérant. Ce fut le cas lors de l’attaque de l’USS Liberty dans la mer méditerranée au large de l’Égypte le 8 juin 1968, pendant la guerre des six jours, par des avions de chasse israéliens. 34 soldats étasuniens trouvent la mort, et 171 sont blessés. Gravement endommagé le navire de guerre n’a toutefois pas coulé. Si l’opération avait réussi il était prévu de l’attribuer à l’Egypte de Nasser pour pousser les États-Unis à entrer dans le conflit aux côtés d’Israël (http://ilfattoquotidiano.fr/attaque-du-uss-liberty-en-1967-les-enregistrements-audio-montrent-quisrael-voulait-vraiment-couler-le-navire-americain-et-tout-son-equipage/#.V_TIqrz7vtQ)
[5] On appelle les « quatre premiers califes », les quatre personnages qui succèdent immédiatement à Muhammad après sa mort : Abu Bakr, 632 – 634 ; Omar Ibn el Khattab, 634 – 644 ; Othman bin Affan, 644- 656 ; Ali Ibn Talib, 656 – 651. A noter que les trois derniers califes de la série ont péri assassinés. La lignée des imams du chiisme duodécimain commence avec le quatrième calife, Ali, qui était le gendre et le neveu de Muhammad.
[6] Alors que je mets la dernière main à ce récit de voyage, cette ville, assiégée depuis des mois par l’armée irakienne, est toujours entre sous le contrôle de Daech.