Ils nous ont menti et ils nous ont abandonnés. On nous a menti du début à la fin. Je ne savais pas vraiment ce qu’ils pensaient, où ils voulaient aller et je crois qu’ils ne le savaient pas eux-mêmes et qu’ils avançaient à vue. Matignon et le GIP « insertion/citoyenneté » ne nous ont pas dit la vérité. Si on m’en disait une partie seulement je n’avais pas le droit de la dire aux autres, ni aux chefs de service, ni aux éducateurs, ni aux jeunes. Je devais mentir en permanence, je devais tricher tout le temps sur ce qui se passait. Je devais dire que tout était rose alors que tout ne l’était pas.
Olivier Chasson, ancien directeur du centre de Pontourny, La lumière sur le centre de Pontourny, 2022, p.93
Sommaire
Un projet de Manuel Valls dans le cadre de la course à la présidentielle de 2017
C’était « son » idée, une émanation de « sa » volonté… C’est le 13 septembre 2016 que le premier Centre de Prévention d’Insertion et de Citoyenneté (CPIC), projeté par le Premier ministre Manuel Valls est lancé en grande pompe dans son lieu d’implantation, la paisible commune rurale de Beaumont-en-Véron, dans le département d’Indre-et-Loire. Les locaux du premier CPIC sont un magnifique château répondant au nom de Pontourny, qui est aussi celui de la famille qui le fit construire au XVIIIème siècle, pour le léguer à l’État en 1902, avec comme condition que « le domaine doit avoir pour mission une œuvre charitable chrétienne avec obligation du culte catholique, un office par semaine ». Alors que jusqu’en juin 2016, il servait de Centre éducatif et de formation professionnelle pour les mineurs isolés étrangers, il est choisi pour constituer la première structure du genre en France dont l’objet est la déradicalisation et la réinsertion de jeunes au bord de basculer du côté obscur de la force djihadiste. Au bord de basculer, et pas ayant basculé, la nuance est importante : le public cible est à peu près le même que celui de Dounia Bouzar et Sonia Imloul. Les jeunes de 18 à 30 ans pouvant postuler sur la base du volontariat à une place dans ce magnifique lieu de villégiature, avec son vaste parc planté d’arbres centenaires, devaient obligatoirement ne pas avoir de lourd antécédent judiciaire, ne pas être fichés S, ne pas présenter de trouble psychiatrique, et ne pas être allés faire le coup de feu dans les zones syro-irakiennes.

Constituée juridiquement sous la forme d’un groupement d’intérêt public (GIP) et placée sous la responsabilité du SG-CIPDR, la structure est prévue pour accueillir au maximum 25 personnes, encadrées par 25 adultes, parmi lesquels 5 psychologues, une infirmière psychiatrique, 9 éducateurs spécialisés, 5 personnes travaillant la nuit, des « spécialistes de très haut niveau » venus de l’extérieur, et même un aumônier musulman présent sur place 15 heures par semaine. Des consignes et dispositifs de surveillance sont également prévus : les fenêtres des chambres ont été pourvues de barreaux, les chambres équipées de portes à badge pour contrôler les entrées et sorties, le domaine est quadrillé par 18 caméras de surveillance, dont six pivotables, des cordons laser infra rouges placés à des endroits stratégiques pour signaler les intrusions. Enfin, à défaut d’honorer la promesse d’organiser des cérémonies religieuses catholiques – chose impensable dans un régime républicain dont l’antichristianisme et le mépris de la parole donnée sont des pierres angulaires idéologiques – les aspirants à la dédaéchisation doivent participer, une fois par semaine, en tenue uniforme, à une levée du drapeau français en chantant la marseillaise.
Le cursus de reprogrammation, ne devant pas excéder dix mois, est divisé en trois phases que détaille ainsi l’hebdomadaire Marianne dans son compte-rendu de la journée de présentation du 13 septembre 2016 : « première phase avec une « plateforme de distanciation » axée sur les discours religieux, la citoyenneté, l’histoire, la géopolitique ou les médias numériques. Et même un « module de désengagement cognitivo-comportemental ». Ensuite viendra l’heure de « l’engagement citoyen », avec l’apprentissage du vivre-ensemble et la réalisation d’actions citoyennes, y compris à l’extérieur. Troisième étape, une plateforme d’accompagnement médical et social avant la dernière phase, celle de la préparation à l’insertion sociale et professionnelle. »
Un projet lancé dans le dos de la population locale
Comme c’est la coutume en République et sa passion pour la démocratie, la population locale et les élus locaux n’ont évidemment pas été consultés – sur le modèle des implantations de camp de migrants un peu partout sur le territoire depuis 2015 – avant de décider de lancer cette expérimentation novatrice et unique en son genre en Europe. C’est au détour d’une interview que le préfet de police de Paris a lâché que le futur premier CIPC serait implanté près de Tours en Indre-et-Loire, suscitant aussitôt une vague d’inquiétudes et de protestations de la population locale, on l’imagine sans peine des plus réticente et méfiante à l’idée d’accueillir un tel laboratoire, alors que nous étions sur la crête de la vague d’attentats ayant endeuillé la France entre 2015 et 2018 – inquiétudes et protestations qui ont été comptées pour rien, même si par la suite on a quand même fait un peu semblant de les écouter.
Lors de la journée de lancement du CIPC, le 13 septembre 2016, une centaine de riverains, membres de l’association « Radicalement digne de Pontourny » organisèrent devant l’entrée du domaine une manifestation, brandissant des banderoles sur lesquelles on pouvait lire, par exemple : « déradicalisation = poudre aux yeux » ou « aucune garantie de sécurité extérieure pour les riverains », « Pontourny = Djihad academy ». Ces manifestants furent soigneusement tenus à l’écart de l’événement qui réunissait un important gratin politique : la secrétaire générale du CIPDR Muriel Domenach, le préfet d’Indre-et-Loire Louis le Franc, le député, le sénateur, les maires des communes alentours… le tout couvert par une soixantaine de journalistes dont certains venus de l’étranger. Il eût été malvenu qu’une fausse note, émanât-elle de gens directement concernés par le projet, vînt troubler cette grandiose opération de promotion qui fut dans l’ensemble présentée comme un grand succès les jours suivants dans les médias.
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Un lancement très médiatisé…
Trois semaines plus tard, le CPIC vient d’accueillir ses premiers pensionnaires et c’est le moment que choisit le premier ministre Manuel Valls pour faire, le 3 octobre, une visite officielle de son bébé philosophal destiné à transmuter les aspirants djihadistes en néorépublicains rutilants. L’événement est solennel et soigneusement orchestré. Voulant donner l’impression qu’il est un Français comme les autres, c’est en TGV que M. Valls rallie le château de Pontourny. Des fuites permettent bien sûr de faire connaître ce trait d’humanité propre à montrer à quel point l’homme est proche du peuple, lui qui ambitionne de se présenter à l’élection présidentielle six mois plus tard. Un dispositif de 130 hommes accompagne tout de même ce voyage éclair, dont un escadron de gendarmerie mobile et une compagnie de CRS, dont la plupart restent cachés à proximité du site, pour conférer un caractère plus naturel à la visite. Certains d’entre eux s’avèrent toutefois fort utiles pour contenir à bonne distance une manifestation de riverains venus témoigner de leur colère. Refusant de les recevoir, Manuel Valls a tout de même l’humanité de leur adresser ces républicaines paroles par médias interposés : « Moi encore une fois je salue le travail des élus qui n’est jamais facile car il se trouvent coincés entre une décision qui est de l’État, que nous avions anticipée avec eux, et ce que peuvent ressentir un certain nombre d’habitants. Mais voilà, c’est cette confiance vis-à-vis de ces habitants qui s’inquiètent que nous devons renouer. Moi je leur dis qu’ici il y a toutes les conditions qui sont créées pour que les choses se passent bien et que ça soit une réussite. Voilà, il faut créer de la confiance…(…) je pense que progressivement le calme reviendra, c’est aussi le sens de ma visite. Ici il y a des jeunes qui sont ce qu’on appelle du bas du spectre. Ce ne sont pas des terroristes, ce sont des jeunes qui se cherchent, qui n’ont pas basculé, qui s’interrogent, et qu’il faut aider. Et il vaut mieux qu’ils soient ici que dans la rue, où les risques de se faire embrigader sont importants ». Manuel Valls a pu tout de même s’entretenir, lors d’un entretien « constructif » avec deux des huit pensionnaires alors pris en charge par le CPIC, les six autres ayant été envoyés en sortie au cinéma pour l’occasion, afin d’éviter les feux croisés des caméras et des objectifs. Car il y en avait des caméras et des objectifs, un dispositif aussi fourni que le dispositif policier, en nettement plus visible, afin d’assurer une publicité bienveillante maximale à l’événement, ce qui ne manqua pas les jours suivants. En cette occasion, Manuel Valls annonce que le centre expérimental de Pontourny a vocation a être dupliqué et que 13 structures du même genre sont prévues à répartir dans toute la France. « On copie et on duplique. », disait-aussi Bernard Cazeneuve dans les locaux de Sonia Imloul.
Malgré ce lancement en grande pompe dans le cadre d’une opération de communication tapageuse, le passage du rêve à la réalité s’avère toutefois assez vite compliqué, et en fait impossible.
… Mais aussitôt saboté par un rapport d’information du Sénat
Alors que le lancement du centre a été accompagné de quelques « couacs » médiatiques et fonctionnels, quelques cas individuels de pensionnaires ayant défrayé la chronique, la publication, le 21 février 2017, du rapport d’information du Sénat baptisé « Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et Europe », mené par les sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé, dresse un bilan accablant de l’expérience de Pontourny, qui ne compte alors plus qu’un seul pensionnaire : 5 mois seulement après son ouverture, le premier CPIC de France est obligé de fermer ses portes, et l’idée d’une généralisation de l’expérience sur l’ensemble du territoire français est naturellement abandonnée. Les griefs dénoncés dans le rapport sont les suivants :
Alors qu’il comptait 9 pensionnaires lors de son ouverture, le centre n’en a jamais accueilli plus de 12 en tout, alors qu’il était dimensionné pour 25.
Il n’a accueilli que 22 pensionnaires en tout pour tout et aucun n’a suivi le programme au-delà de cinq mois, au lieu des dix prévus.
On peut lire dans le rapport qu’« à la date du 3 février 2017, lors de la visite du centre par les rapporteurs, une seule personne était sur place. Après la condamnation de ce jeune homme à quatre mois de prison avec sursis pour violences et apologie du terrorisme le 9 février 2017 et à la date du 21 février 2017, le centre n’accueillait plus personne. »
L’un des pensionnaires du CPIC, âgé de 23 ans, de son propre aveu lors d’un entretien accordé à la Voix du Nord était en fait fiché S, ce qui aurait dû mécaniquement l’exclure du projet.
Par ailleurs, « le 17 janvier 2017, un pensionnaire, absent du centre à cette date en raison d’une convocation au commissariat de son lieu de résidence, a été interpellé à Strasbourg par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avant sa mise en examen, avec d’autres personnes, pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, et son incarcération. »
En outre, « trois pensionnaires s’étaient autoproclamés la « bande des salafistes rigoristes », le départ forcé de l’un d’entre eux entraînant le départ volontaire et consécutif des deux autres, laissant supposer un phénomène d’emprise, paradoxal dans un lieu censé y remédier. »
Au-delà des craintes suscitées par le projet, le manque de communication l’entourant, et les quelques couacs énumérés, est pointé du doigt le coût élevé du projet – 2,5 millions d’euros de budget de fonctionnement annuel – au regard des résultats obtenus.
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Le terme de « fiasco » repris en boucle dans les médias après la fermeture du centre, et suite à la parution du rapport d’information sénatorial, est sans doute trop fort – comme nous allons le voir – pour qualifier un projet qui après tout était expérimental et aurait pu donner de meilleurs résultats avec quelques ajustements et un contexte politique et médiatique plus favorable, mais comment ne pas relever, encore une fois les points communs avec les deux précédentes affaires, et celle du fonds Marianne : vision court-termiste des autorités qui veulent des résultats formidables le plus vite possible alors que c’est uniquement sur le long terme que ce genre de projet doit être mis en œuvre, mise en scène du projet dans le cadre d’une campagne médiatique tonitruante destinée à mettre en valeur les hommes politiques aux commandes du navire France, en l’occurrence un Premier ministre qui se positionne en vue de l’élection présidentielle, fanfaronnades et cris de victoire immédiats alors qu’aucun résultat solide et durable n’a encore été obtenu, dilapidation d’argent public inconsidérée. Et, comme dans l’affaire Sonia Imloul, pour ne pas avoir à rendre de comptes, l’État a reporté toute la responsabilité du fiasco sur les épaules directeur du CPIC de Pontourny, Olivier Chasson, désigné comme bouc émissaire unique.
Avril 2022 : l’ex-directeur du centre de Pontourny tient à laver son honneur et faire éclater la vérité
En avril 2022, cinq ans après les événements, ce dernier a tenu à remettre les pendules à l’heure en donnant sa version des faits dans un ouvrage édifiant intitulé Déradicalisation, la lumière sur le centre de Pontourny. Où l’on découvre que si scandale de Pontourny il y eut, il est d’une tout autre nature que celle racontée par le « rapport Benbassa », pour reprendre la métonymie d’Olivier Chasson, d’une tout autre nature et à vrai dire accablant pour les services de l’État qui portent en fait la plus lourde responsabilité. Olivier Chasson a tenu à publier son livre en plein procès des attentats du 13 novembre et pendant la campagne pour l’élection présidentielle de 2022, afin d’assurer à son livre de révélations une lumière maximale. Espoirs déçus puisqu’il a été presque complètement ignoré par les médias.
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Je présente sous forme de liste les points les plus importants qui auraient dû être portés à la connaissance du public et des médias par le rapport Benbassa.
Quand Olivier Chasson, en concurrence avec deux autres projets, a été intronisé par le directeur général du GIP pour le projet d’établissement destiné à un public en voie de radicalisation, à la date du 1er juillet 2016 il ne disposait que de sept semaines pour tout mettre sur pied : « Ma mission était de mobiliser l’ensemble du personnel et de le faire travailler à construire le projet éducatif et pédagogique en sept semaines… sept semaines pour écrire un programme de dix mois en quatre phases et quatre grands axes en évolution sur les quatre phases ! » (p.16)
Le préfet d’Indre-et-Loire a été le seul a accepter d’héberger le centre, mais c’était pour des raisons économiques : le centre pour mineurs isolés étrangers avait en effet connu plusieurs plans sociaux successifs et il y avait des emplois à sauver. M. Chasson a été tenu de conserver une partie des anciens employés de la structure dépendant de la mairie de Paris, et la greffe a été très compliquée. Arrivé avant la date du 1er juillet, il a ainsi été immédiatement confronté à une manifestation des employés, qui ont refusé de le laisser entrer, et il n’a pu disposer d’un bureau qu’après le départ de l’ancien directeur. Certains de ces anciens employés demeurés par la suite se sont montrés hostiles et contestataires : « Quand on monte une équipe autour d’un programme aussi complexe, un dossier aussi tendu que celui-ci, avec la moitié du groupe qu’on vous impose et qui n’est pas impliquée, c’est très difficile, et personne ne sait cela. » (p.32)
Comme le château de Pontourny devait être complètement transformé pour s’adapter à son nouveau public très particulier, M. Chasson a dû coiffer, en plus de ses casquettes déjà nombreuses, celle de maître d’œuvre pour achever en un temps record les très coûteux travaux (plusieurs millions d’euros) de mise aux normes.
Le recrutement du personnel complémentaire s’est avéré extrêmement compliqué en raison du caractère dangereux voire terrifiant de la perspective d’être mêlé à une telle aventure dans un contexte où les attentats rythmaient l’actualité. Ainsi, au lendemain de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, six employés ne sont pas revenus. Tout le personnel travaillait dans une psychose à laquelle il était difficile d’échapper. Les médecins locaux refusaient d’examiner les pensionnaires de peur d’être identifiés et de perdre leur clientèle, des employés couvraient la plaque minéralogique de leur voiture. Olivier Chasson, apparemment l’un des moins impressionnables, rapporte tout de même : « Les premiers mois, quand je ne dormais pas sur place, car c’était fréquemment le cas et que je rentrais chez moi le soir (j’avais une heure de route), il m’arrivait de changer d’itinéraire tous les jours, ou au milieu du parcours de garer une autre voiture et d’en prendre une autre, de rentrer dans une grande surface et de sortir par une autre porte, de rentrer dans une autre voiture que je laissais sur le parking, et de regarder sans cesse si j’étais suivi. Je craignais un attentat ou une prise d’otage. » (p.93) Quelques jours après l’attentat de Nice, une commandante de l’UCLAT (Unité de coordination de la lutte antiterroriste) est venue épaissir la psychose en les mettant en garde contre le risque qu’un jeune puisse poser sa candidature uniquement à des fins d’espionnage et dans le but d’y faire exploser une bombe.
Une fois que la phase de sélection des pensionnaires a été activée, M. Chasson, ne disposant pas de téléphone professionnel, a été contraint de contacter tous les postulants avec son téléphone personnel, avec tous les risques inhérents.
Un directeur complètement livré à lui-même et tenu de réaliser l’impossible…
Pour effectuer ce recrutement il s’est trouvé très largement livré à lui-même : « Personne n’avait réfléchi ou établi un cahier des charges ni de logistique de recrutement. Aucune réflexion et organisation. C’était impensable à voir. J’avais cru qu’un dossier aussi important et sensible devait être doté d’une structuration hors normes et je pensais que travailler et être proche d’un ministère me ferait découvrir de nouveaux modes de travail. Mais ce fut l’inverse, il a fallu que j’apporte mon expérience et mon vécu. Je me suis retrouvé devant une « page blanche » et personne pour me donner de ligne directrice. » (p.63)
L’expression de « spectre faible » pour désigner la catégorie de pensionnaires recherchés était une expression mensongère destinée à rassurer la population, puisque dans les faits il était très difficile de faire la nuance, d’autant que les autorités étaient loin d’être transparentes et honnêtes, comme en témoigne l’épisode suivant : « Un jeune passe tous les entretiens préliminaires, on l’appelle à la fin du processus pour lui dire qu’il est triple fiché S et que cela ne va pas être possible, puis on lui dit que c’est possible mais qu’il ne faudra en parler en personne, puis finalement on lui signifie que cela est trop embarrassant et qu’il va falloir lâcher l’affaire. C’était une situation grotesque que de devoir dire, oui, puis non, encore oui, enfin non… La suite de l’histoire c’est que quinze jours après, ce jeune était admis dans le centre. Paris avait rappelé pour donner son accord. » (p.72) Plus généralement, « quand j’ai commencé à recueillir les premiers dossiers, que je les ai lus et que j’ai été en contact avec les jeunes, je savais très bien qu’ils n’étaient pas du spectre faible. Mais on me disait de ne rien dire, de ne pas décliner leur parcours à l’ensemble du personnel, ni aux élus, à personne ! Nous ne devions être que quatre ou cinq personnes à être au courant. Donc le premier résultat attendu était politique. » Et l’on comprend beaucoup mieux, soudain, pourquoi certains cas de pensionnaires ont défrayé la chronique : celui qui a dû quitter le centre en janvier 2017 à cause d’une condamnation pour association de malfaiteurs terroristes consécutive à sa tentative de départ en Syrie en mai 2016, et celui qui s’est retrouvé à la une de La Voix du nord avec la révélation de son statut de fiché S, après avoir été piégé par un journaliste.
Il en allait de même pour l’expression de « volontariat », base sur laquelle les jeunes étaient censés intégrer dans le centre. Dans les faits, la plupart sont venus après un chantage de la justice qui leur proposait cette alternative en lieu et place de la prison : « Les bases de l’accueil de ces jeunes au sein du centre avaient été axées sur un spectre faible et la base du volontariat, sauf que cela a été impossible. En effet, quelle est la personne qui se dit : « Voilà, je me suis radicalisé, je vais commettre des actes violents. J’aimerais partir en Syrie faire la guerre. Et puis, un matin, je me réveille et non en fin de compte, ils ont ouvert un centre. Je vais y aller de mon propre chef et me désembrigader. Je vais arrêter de faire mes prières et de lire le coran, et je deviendrai un citoyen comme tout le monde. » Quand on m’a présenté cela j’ai dit que c’était impossible. » Et M. Chasson de livrer le témoignage de « Raphaël » : « Mes problèmes avec la justice et les fiches S, qui n’étaient pas faciles à vivre pour quelqu’un, des perquisitions administratives assez régulières, donc pas évident. Après j’ai été condamné pour apologie d’actes de terrorisme et outrage à agents des services de police. Du coup je suis passé au tribunal, ils m’ont mis une contrainte pénale. Lors de cette convocation, ils m’ont proposé d’aller au centre de déradicalisation à Pontourny car cela serait bénéfique pour moi et pourrait m’éviter la prison. » (p.135)
Pour faire encore un lien avec le scandale du fonds Marianne, on découvre dans l’ouvrage de M. Chasson que les pensionnaires ont reçu à quatre ou cinq reprises la visite d’une des figures de proue de la secte anticomplotiste, compagnon de route des Rudy Reichstadt et Tristan Mendès France, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’en garde pas un bon souvenir : « C’était un peu complexe pour [Gérald Bronner] car c’était un discours un peu plus condescendant, avec une demande d’attention des jeunes, et un besoin d’une certaine disposition intellectuelle. Tous les jeunes n’étaient pas aptes à écouter ce qu’il était venu transmettre et chercher, parce que lui était venu « chercher » quelque chose, non pas « donner » quelque chose. (…) M. Bronner lui était venu faire son « marché » et préparer son futur livre1 (ce que nous ne savions pas). Il a profité de nous, de notre travail, de notre projet, pour son projet personnel. Il n’a pas joué franc jeu ! » (p.80)
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S’ils ont eu tant de mal à remplir le centre et ses 25 places disponibles c’est à cause, dit-il, de la guéguerre que se livraient les services de renseignement : « Il y a eu aussi ce fameux conflit, jusqu’au bout du projet, entre la DGSE, la DGSI, et surtout l’UCLAT, tout le monde voulait absolument avoir le dernier mot sur les personnes qui pourraient ou pas intégrer le centre. Cette multiplicité d’incertitudes a fait qu’en fin de compte, nous n’avons jamais pu avoir les 25 jeunes dans le centre alors que l’on recensait 20 000 à 22 000 situations et autres fichés S sur le territoire français. » (p. 90)
L’hémorragie de pensionnaires à partir du mois de janvier 2017 s’explique facilement par la condamnation de l’un des pensionnaires à huit ans de prison pour velléités de départ en Syrie en 2013/2014, la première fois en compagnie de Fouad Mohamed Aggad, l’un des futurs tueurs du Bataclan ! Évidemment, jamais il n’aurait dû être orienté vers le centre par les services compétents, et son départ a été immédiatement suivi de trois de ses compagnons par solidarité avec lui. Ils n’étaient certes pas venus au CPIC de Pontourny de gaîté de cœur, mais comme le contrat stipulait que leur participation se faisait sur la base du volontariat, rien ne pouvait vraiment les retenir s’ils voulaient vraiment cesser de participer au projet. Qu’y pouvait M. Chasson ?
… otage d’un « coup politique »…
Tout a été monté de bric et de broc en vue d’obtenir des résultats quasi immédiats, car Manuel Valls avait l’élection présidentielle en ligne de mire : « Il fallait absolument que ça fonctionne avant les élections présidentielles d’avril 2017. (…) Le gouvernement voulait que nous arrivions à cette période précise et qu’il y ait des résultats probants, marquants, affichables lors du premier tour de scrutin, ou mieux, un peu avant. (…) Ce programme était porté par le parti socialiste, il fallait qu’ils y parviennent coûte que coûte. C’était même dramatique à certains moments car on pouvait faire fi du public accueilli, pourvu qu’à la fin ce soit un succès. » (p.34)/ « Manuel Valls allait se présenter aux primaires de la gauche en janvier, il était candidat aux élections de 2017 et il avait préparé son dossier. D’autre part il y avait les débuts d’Emmanuel Macron. Donc il fallait absolument faire quelque chose. Il avait annoncé ce programme qui était pour lui un outil politique, une vitrine. Nous étions des « cobayes ». » (p.66) Dans ce contexte, Chasson a reçu des consignes de mentir afin d’enjoliver la réalité : « Ils nous ont menti et ils nous ont abandonnés. On nous a menti du début à la fin. Je ne savais pas vraiment ce qu’ils pensaient, où ils voulaient aller et je crois qu’ils ne le savaient pas eux-mêmes et qu’ils avançaient à vue. Matignon et le GIP « insertion/citoyenneté » ne nous ont pas dit la vérité. Si on m’en disait une partie seulement je n’avais pas le droit de la dire aux autres, ni aux chefs de service, ni aux éducateurs, ni aux jeunes. Je devais mentir en permanence, je devais tricher tout le temps sur ce qui se passait. Je devais dire que tout était rose alors que tout ne l’était pas. » (p.93)
Olivier Chasson remet en cause le jugement catastrophiste délivré par la sénatrice Esther Benbassa. Selon lui elle a été « cinglante, désagréable et incorrecte : pour qui se prenait-elle ? Les ministres qui sont venus, les personnalités étrangères, les intellectuels rencontrés, personne ne m’a parlé de cette façon. » (p.112) Elle a été extrêmement critique et agressive, monopolisant 90 % du temps de parole, lui ne pouvant en placer une tout au long de la visite, une partialité que M. Chasson interprète à travers un prisme politique : « pendant tout l’entretien elle n’a cessé de démonter le programme, et je voyais bien que politiquement elle se positionnait, bien sûr sur quelque chose d’autre. C’était un programme qui avait été mis en place par Manuel Valls avec une étiquette PS, et elle soutenait Yannick Jadot (EELV) dans la campagne électorale. Elle était beaucoup plus sur les verts, et à deux mois des élections, il fallait qu’elle travaille aussi l’élection présidentielle et son parti politique. Cette femme briguait un poste important comme ministre. » (p.113) Ouvert pour des raisons politiques, le projet de centre a donc probablement été enterré pour des raisons politiques. M. Chasson assure par ailleurs que, dès février 2017, il savait que si Emmanuel Macron était élu président, il ne comptait pas poursuivre le projet initié par son rival Manuel Valls.
Enfin, plus concrètement, M. Chasson conteste farouchement que les cinq mois ou le CICP a fonctionné cahin-caha soient un échec complet, loin de là. Même dans un laps de temps aussi court, il estime être parvenu à remettre certains jeunes dans un chemin plus droit et moins funeste, qui ont trouvé un emploi et se sont réinsérés dans la société, citant des témoignages de gratitude de ces derniers avec lesquels il est demeuré en contact, bénévolement, ces dernières années. Certaines situations fatalement ont viré à l’échec, ce qui peut se comprendre avec un tel public et dans de telles conditions, mais cela ne doit pas faire oublier les réussites, qu’il revendique et qui ont été occultées dans le rapport Benbassa. Il conteste également l’accusation de dilapidation d’argent public. Les travaux de mise aux normes ont certes coûté une fortune mais c’était le seul lieu disponible, il lui a été imposé, et rappelons-le pour sauver une vingtaine d’emplois d’agents hospitaliers de la mairie de Paris. Quand au coût de prise en charge des jeunes qu’il évalue à environ 300 euros par jour et par pensionnaire, il précise qu’un jeune maintenu dans un Centre Éducatif Fermé de 12 pensionnaires (CEF) coûte près de 750 euros par jour à l’État, soit plus du double.
… et finalement désigné comme bouc émissaire du fiasco
Quand on met bout à bout ces contraintes insurmontables qui lui ont été imposées d’un bout à l’autre du projet, on peut comprendre sa rage quand, en février 2017, il a été désigné comme bouc émissaire unique sans que l’État daigne endosser la moindre responsabilité : « J’ai été convoqué dans un ministère pour être reçu par cinq personnes et « jugé ». J’ai eu tous les torts, tous ! L’échec de Pontourny c’est MOI. En tant que directeur j’ai accepté. Mais aujourd’hui je veux tout dire. L’échec n’est pas dû au personnel du centre, l’échec n’est pas dû aux jeunes qui sont venus. L’échec c’est le GIP, ce sont les services de Matignon, c’est cet amateurisme… Et j’ajoute que c’est aussi cette guerre des polices. » (p. 67)
Gérald Bronner, dans son livre largement basé sur son expérience à Pontourny a été très critique envers le rapport Benbassa. S’il est loin de dire amen à tout, et s’il a largement détourné son expérience au CPIC pour laisser libre cours à ses obsessionnelles lubies anticomplotistes, son retour d’expérience est beaucoup moins critique que le suggère Olivier Chasson dans son livre. En aucun cas, par exemple, il ne le met sur le même plan que la Maison de prévention et de la famille de Sonia Imloul : « J’avais répondu aux questions des sénatrices lors d’une audition au Sénat et comme je ne me sentais pas en mission de communication pour quiconque, je n’avais rien caché de ce qui paraissait fonctionner et moins bien fonctionner dans ce centre. Je pensais que nous œuvrions collectivement pour l’intérêt général et qu’étant donné les enjeux autour de ces questions, les manœuvres politiciennes resteraient en sourdine. Naïf, j’avais supposé que le rapport serait équilibré, nous aidant à faire un bilan rationnel des initiatives prises un peu partout. Je me trompais beaucoup. Les déclarations de Benbassa notamment étaient incendiaires. Certes elle nous épargnait, Fethi Benslama et moi-même, soulignant le sérieux de notre approche et de nos recherches, mais cela ne l’empêchait pas de faire d’énormes amalgames entre l’activité de troubles associations, l’erreur de stratégie de recrutement du CIPC, et la méthode qui avait été choisie. » (p.214) Tant et si bien que lorsque quelque temps plus tard il se retrouva à débattre avec elle sur la chaîne Public Sénat, comme elle commençait par le caresser dans le sens du poil il n’hésita pas à régler publiquement ses comptes, comme en témoigne l’extrait suivant : « Elle passa un assez mauvais moment, je crois, même rompue par l’usage politique à l’exercice du débat vif. Il apparut, car je n’étais pas le seul universitaire présent sur le plateau, que son texte était truffé d’ineptes généralisations. Elle osa même un « En Belgique ils font des choses intéressantes ». Je lui répondis que je m’en réjouissais. Tant mieux si quelques autres chercheurs et intervenants avaient réussi à trouver des pistes qui fonctionnaient. Mais pouvait-elle nous préciser ce qui fondait cette déclaration ? Y avait-il des données à partir desquelles on pouvait juger de la réussite de tel ou tel programme ? Non, bien sûr, elle ne le pouvait pas. » (idem)
Un scandale peut toujours en cacher un autre : la promotion de Patrick Amoyel
Pour enfoncer le dernier clou dans le cercueil du rapport Benbassa, il n’est que de signaler certains acteurs nouveaux qui y sont mis en avant pour reprendre le flambeau du combat de la déradicalisation, ou du « désembrigadement », pour employer un terme aujourd’hui beaucoup en usage, le premier ayant été presque entièrement abandonné.
Nous sommes dans la partie finale du rapport… Alors qu’Esther Benbassa déplore : « On a donc vu des responsables d’associations incapables d’expliquer ce qu’ils faisaient vraiment. Il y a eu beaucoup de coup par coup et de bricolage en la matière. Il y a également eu des problèmes avec les appels d’offres. Les associations qui avaient de l’argent ont pu présenter de bons dossiers et remporter les marchés, alors que celles qui avaient vraiment travaillé sur la question et avaient admis les limites de leurs capacités administratives pour monter, en respectant les procédures, des réponses aux appels d’offres n’ont pas été retenues. Certaines des associations qui ont remporté ces marchés ont sous-traité le travail à de petites associations, tout en gardant l’essentiel de l’argent. On peut véritablement parler de « business de la déradicalisation ». », elle tresse des lauriers à un certain Patrick Amoyel, que sa comparse Catherine Troendlé introduit ainsi : « En complément de ma collègue Esther Benbassa, je précise que nous avons rencontré, dans le cadre de cette mission, M. Patrick Amoyel qui me paraît une référence en matière de déradicalisation. » Esther Benbassa renchérit : « Il s’agit d’un psychiatre qui a créé l’association « Entr’autres ». Il ne s’associait pas aux « bricolages » que nous venons de décrire. C’est l’une des associations qui ont répondu au marché public de la déradicalisation sans être retenues. » Puis Catherine Troendlé développe : «L’association « Entr’autres » est porteuse de formations pour d’autres associations. M. Amoyel a examiné minutieusement les profils radicalisés. Il considère que 80 % des personnes que son association prend en charge peuvent faire l’objet d’une politique efficace de désendoctrinement, réparties entre 20 % de filles à la recherche d’une forme d’idéal masculin et 60 % de garçons à la recherche d’un idéal d’action. Il reste 20 % de personnes qu’il classe parmi les djihadistes de conviction, parmi lesquels 20 % ont moins de 20 ans. M. Amoyel souligne qu’il n’existe pas de réponse adaptée pour cette partie des personnes radicalisées. Ce n’est pas un échec, mais un constat. »
Nous reproduisons pour clore se chapitre, avec quelques retouches, le portrait que nous avons fait de Patrick Amoyel à la fin de notre ouvrage sur L’anticonspirationnisme mis à nu…, dans l’annexe consacrée à la composition du conseil scientifique de la DILCRAH, dont il faisait partie à sa fondation :
Psychanalyste, directeur des recherches et études freudiennes de Nice, proche du journaliste Mohamed Sifaoui (que le monde est petit !), l’angle d’analyse essentiel de Patrick Amoyel est d’expliquer que la radicalisation terroriste, « jihadiste », ou « daéchienne » pour user des termes impropres qu’il aime à employer, est un phénomène propre à l’Islam et aux Musulmans, incitant ces derniers à reconnaître leur responsabilité collective dans tous les attentats des dernières années, et niant le fait que l’écrasante majorité de leurs auteurs sont des ex délinquants salafisés souffrant de graves troubles psychiatriques ou de l’identité. L’homme revendique mensongèrement dans ses conférences la qualité d’« historien ». Il intervient souvent en compagnie de Benjamin Erbibou, son coreligionnaire juif et collègue dans l’association « En quête de sens », financée par des subventions publiques, et dont l’objectif affiché est de prévenir contre la radicalisation islamiste. Lisez cette anecdote hilarante racontée par un assistant à l’une des conférences de ces « Bouvard et Pécuchet de la radicalisation », pour reprendre une des expressions de son très plaisant récit2 : « Le 12 décembre 2016, une seconde journée de formation menée par les mêmes intervenants fut consacrée à la laïcité. Celle-ci s’est ouverte par une virulente apostrophe de M. Amoyel à mon encontre qui crut bon de laisser accroire que je lui déniais le titre d’enseignant. J’ai immédiatement corrigé ses propos en précisant que je le savais enseignant et psychanalyste mais que des trois titres dont il s’était prévalus, à savoir chercheur, psychiatre et historien, tous étaient fictifs puisqu’il n’est pas médecin et qu’il ne produit aucun travail de recherche. Furieux, il m’a répondu qu’il avait reçu une « formation en médecine », ce qui ne fait évidemment pas de lui un médecin. Il m’a demandé ce que signifiait pour moi être historien et j’ai répondu que cela impliquait un travail de rédaction soit d’une thèse, soit tout au moins d’une production écrite. Me reprochant de m’être renseigné sur lui, M. Amoyel m’a accusé d’user de « méthodes fascistes » et d’être – je cite – « effrayant ». J’ignorais que la vérification des sources était une caractéristique de la méthodologie fasciste. » Recruté le 9 février 2016 au conseil scientifique de la DILCRAH, intervenant auprès de l’institut européen Emmanuel Lévinas, « Patrick » Amoyel (info Panamza) « sur une page Facebook dénommée « Fier d’être juif » et suivie par plus de 40000 abonnés, a promu son nouveau livre : « RadicalisationS, Petit Livre Rouge à l’attention des égarés et des perplexes » ». Ce coreligionnaire d’Esther Benbassa a par ailleurs été mis en examen et écroué pour viol d’une jeune fille de 16 ans et exercice illégal de la médecine en avril 2017, soit deux mois après la parution du rapport Benbassa. Il est exclu de la DILCRAH en cette circonstance. Sans commentaire…
1 Déchéance de rationalité, Grasset, 2019
2 « Amoyel ou le psychanalyste du djihad si… imprévisible », Julien Lacassagne, 02/04/2019, blogs.mediapart.fr