Après avoir initié la série japonaise avec l’incident de Mukden de 1931 et la série étasunienne avec l’affaire Thornton de 1846, nous voulions à l’Observatoire Des Mensonges d’Etat nous associer à notre façon aux commémorations du 50ème anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, en posant le premier jalon de la série algérienne. L’assassinat du président Mohamed Boudiaf à Annaba le 29 juin 1992, est un des points de départ des « années de sang », et de la « guerre civile » qui fera des dizaines de milliers de morts pendant les années 1990, et constitue une étape cruciale dans le processus de confiscation de la démocratie en Algérie par le clan des officiers « janviéristes ».
Sommaire
Sources de l’article
Quoique la lumière soit loin d’être complètement faite sur cet assassinat, les dessous de l’affaire Mohamed Boudiaf, du nom de ce plus éphémère de tous les présidents de la République Démocratique d’Algérie, sont bien connus grâce aux nombreux et circonstanciés témoignages de poids qui se sont accumulés au fil des années de la part de personnages proches du « système », comme les Algériens l’appellent, ou de ses pratiques, qui ont fui l’Algérie pour ne plus avoir à tremper dans ce qu’ils dénoncent comme des crimes qui dépassent l’entendement humain. Parmi ces témoignages, importe particulièrement celui de Mohamed Samraoui, ancien colonel du Département de Renseignement et de Sécurité (DRS), les services secrets algériens, qui dans ses Chroniques des années de sang (CAS, Denoël, 2003), donne nombre de détails sur cet épisode charnière dans l’entreprise d’accaparement du pouvoir par les généraux algériens à cette époque. Habib Souadïa, ancien capitaine des forces spéciales algériennes, auteur de la sale guerre (La Découverte, 2001) abonde dans le sens de l’assassinat organisé par les généraux. Cette histoire est détaillée dans le livre de Jean Baptiste Rivoire et Lounis Aggoun paru en 2004, Françalgérie, crimes et mensonges d’état (la Découverte), et celui du même Aggoun en 2010, la colonie française en Algérie, 200 ans d’inavouable (la découverte). Le MAOL, Mouvement Algérien des Officier Libres, un collectif d’officiers algériens qui a fui la dictature et entrepris de compiler et mettre en ordre de multiples témoignages accablants de premier plan a donné en 1999 une version très complète des innombrables anomalies dont la version officielle est entachée.
Le présent article est une compilation de ces divers travaux et témoignages. Pour encore plus de détails, nous invitons le lecteur à se rendre sur le site Algeria-watch, qui centralise toutes les informations relatives aux crimes et atteintes graves aux droits de l’homme commises par la junte militaire qui a confisqué l’indépendance de l’Algérie en 1992 en interrompant le processus électoral.
Contexte historique et politique de l’assassinat
Le 26 décembre 1991, le Front Islamique du Salut (FIS), gagne haut la main le premier tour des élections législatives, avec 41% des votes. 232 sièges sur 430 lui sont d’ores et déjà attribués. Après le deuxième tour, le FIS a toutes les chances de rafler la quasi totalité des sièges à l’assemblée nationale. Situation inadmissible pour les généraux algériens et nombre de démocrates qui craignent la mise en place d’une théocratie islamique sur le modèle iranien. Au lendemain du premier tour, le ministre de l’intérieur Larbi Belkheir s’exclame : « un état islamique en Algérie ? Jamais ! » Certains partis souhaitent la tenue du second tour, soulignant que « quiconque accorde le moindre crédit aux principes de la démocratie n’a pas le droit de changer les règles du jeu »(FCME p242). Le président Chadli Bendjedid est lui aussi favorable à la poursuite du processus électoral. Ce dernier organise des négociations secrètes avec le FIS et le FLN pour organiser la cohabitation. Condition posée par le FIS : le limogeage des généraux Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, et Toufik Médiène, dont ils jugent qu’ils sont à la racine du mal qui ronge l’Algérie. Ignorant la réalité du rapport de forces dans lequel il se trouve, Bendjedid accepte le marché. Les généraux qui possèdent sur lui des dossiers compromettants, décident de le pousser discrètement vers la sortie. C’est chose faite le 10 janvier, dans un contexte politique électrique. Lisant une lettre écrite par ses marionnettistes, le président annonce sa démission à la télévision. Dans la foulée, alors que cela aurait dû être au président du Conseil constitutionnel d’assurer l’intérim pendant 4 jours, le pouvoir passe entre les mains du Haut Conseil de Sécurité (HCS). « Les membres du HCS sont le président de la République, le président de l’assemblée populaire nationale, le chef du gouvernement, le ministre de la Défense nationale, le ministre des affaires étrangères, le ministre de l’intérieur, le ministre de la justice, et le chef d’état major de l’ANP. Les deux premiers ayant démissionné, le HCS est composé de 6 personnes,dont trois généraux : Sid Ahmed Ghozali, Khaled Nezzar, Lakhdar Brahimi, Larbi Belkheir, Habib Benkhelil et Abdelmalek Guenazïa » (FCME p253). Le 12 janvier, 4 jours avant la date prévue pour les législatives, tombe ce communiqué du HCS : « convoqué en session immédiate, le HCS, après avoir pris acte du vide institutionnel de la conjonction de la vacance de la présidence de la République par démission, et de l’assemblée populaire nationale par dissolution, a constaté l’impossibilité de la poursuite du processus électoral et décidé de siéger sans discontinuer ». Les généraux « janviéristes », comme on les appellera par la suite, viennent de réussir leur coup d’état. Leur seule préoccupation est à présent de placer un pantin crédible à la tête du Haut Comité d’État (HCE), mis en place le 14 janvier en relais du HCS (comité de 5 personnalités dans lequel de la liste précédente demeure seulement le ministre de la défense Khaled Nezzar). C’est dans ces conditions qu’est contacté Mohamed Boudiaf, qui a tout du candidat idéal.
L’installation de Mohamed Boudiaf à la tête du Haut Comité d’État
Adjudant le l’armée française pendant la seconde guerre mondiale, Mohamed Boudiaf est un membre fondateur du Front de Libération Nationale (FLN), et une figure historique de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Opposant de la première heure au régime d’Ahmed Ben Bella mis en place après l’indépendance, il est arrêté et contraint à l’exil dans le sud algérien pendant plusieurs mois. Condamné à mort en 1964, il se réfugie en France puis au Maroc voisin. C’est donc un homme qui vit en exil depuis 28 ans qui est contacté par les généraux pour sauver la démocratie algérienne du chaos.
Le choix peut paraître étrange, mais les généraux n’ont guère le choix. Il leur faut un homme qui ne soit lié à aucune affaire, dont le casier est vierge, et qui ne puisse apparaître comme leur associé. L’homme par ailleurs jouit d’un grand prestige dans la population.
Ce dernier, après moult tergiversations (il est moins dupe de certaines apparences et a plus de caractère que son prédécesseur Bendjedid), accepte. Très vite, les “janviéristes”, Khaled Nezzar, Abdelmalek Guenaizia, Mohamed Lamari, Mohamed Mediene, Mohamed Touati, et celui qui est regardé par maints commentateurs comme leur tête pensante, Larbi Belkheir, se rendent compte que l’homme n’a aucunement l’intention d’accepter le rôle de marionnette dans lequel son prédécesseur Chadli Bendjedid se complaisait.
Constatant que la réalité du pouvoir lui échappe, désireux de ne pas se laisser faire, et soucieux des intérêts supérieurs du peuple Algérien qu’il juge manipulé et violenté, Mohamed Boudiaf aussitôt installé, décide de s’attaquer à la corruption, le mal qui ronge dans des proportions terribles l’économie algérienne, et dans laquelle seraient profondément impliqués les généraux janviéristes.
Renseigné par celui qui fut à la tête des renseignements algériens (la Sécurité Militaire, SM) pendant 18 ans, Kasdi Merbah, il apprend que des personnalités du pouvoir, parmi lesquels les généraux ont placé à l’étranger, et en particulier en France, des avoirs de l’ordre de 65 milliards d’euros. Kasdi Merbah lui indique en outre des hommes du Département de Renseignement et de Sécurité (DRS, ex Sécurité Militaire) qu’il juge fiables, pour mener une enquête susceptible de confondre les coupables.
C’est ainsi qu’une équipe de deux officiers enquêteurs, le commandant Mourad et le capitaine Abdelhak, est dépêchée en France. Malgré l’assurance personnelle donnée par le premier ministre Pierre Bérégovoy au président Boudiaf de laisser toute latitude à ces enquêteurs, ceux-ci, invités à Matignon, se retrouvent soudain face à un mur auquel ils ne s’attendaient pas. La justice française refuse finalement de donner les informations demandées. A leur retour en Algérie, dans le mois qui suit, les deux enquêteurs sont successivement assassinés. « Le commandant Mourad, explique Mohamed Samraoui, a été abattu alors qu’il se rendait au domicile de ses beaux parents à Badjarah. Le tueur l’attendait dans la cage d’escalier et a tiré sur lui a bout portant. Le capitaine Abdelhak, quant à lui, a été abattu alors qu’il était au volant de son véhicule à Blida. Dans les deux cas un vrai travail de professionnel »(CAS p 156) Ces deux meurtres, comme des dizaines d’autres commis auparavant et par la suite sur des militaires « déviants », seront imputés aux islamistes.
Obstruction de la justice française, élimination des enquêteurs nommés par Kasdi Merbah, Mohamed Boudiaf commence à se rendre compte qu’en acceptant la présidence il s’est sans doute jeté dans la gueule du lion.
De leur côté les généraux algériens se rendent compte qu’ils se sont trompés dans le choix de leur cheval, et que s’ils laissent plus longtemps les coudées franches à Boudiaf, ce dernier finira immanquablement par les démasquer et les traîner devant les tribunaux. Boudiaf, par ailleurs, après l’épisode glaçant de la double élimination de ses émissaires, ne semble pas prêt à relâcher la garde. Au contraire, il se met à envoyer toute une série de signaux inquiétants dans diverses affaires susceptibles de leur porter les coups les plus rudes : l’heure est grave, et il faut agir. C’est Smaïn Lamari, le chef du DRS, qui est chargé de régler les détails de son élimination. Le scénario de l’attentat islamiste sous fausse bannière est d’emblée écarté. Les services chargés de la sécurité du président ne sont en effet pas les derniers venus, et la liquidation pourrait échouer. Le choix est finalement fait de semer la confusion dans ces mêmes services, parmi lesquels on pourra ensuite désigner arbitrairement les coupables. Rien ne sera plus facile, alors, que de les enduire de la nécessaire couche du vernis islamiste.
L’assassinat du président Boudiaf
Le 29 juin 1992, le président Boudiaf se rend à Annaba, centre industriel de l’est algérien, où il doit inaugurer une maison de la culture et tenir une conférence devant un millier de cadres et personnalités de la région. La sécurité du président est habituellement assurée par le SPP (Service de Protection Présidentielle). Or fait unique dans l’histoire des voyages présidentiels, pour cette occasion les hommes du SPP sont épaulés par le GIS, un groupe d’intervention du Département de Renseignement et de Sécurité (DRS). Chargé ordinairement d’opération offensives comme la libération d’otages dans des bâtiments ou des aéronefs, on pourrait le comparer au Groupement d’Intervention de la Gendarmerie Nationale (GIGN français). Par ailleurs, Smaïl Lamari, qui a pris la décision de cette innovation, fait en sorte que l’homme-clé de l’assassinat, le sous-lieutenant Boumaârafi, intègre l’équipe du GIS. Cette décision est prise à l’encontre de l’opinion du chef des GIS, le commandant Hamou, lequel se méfie d’un homme qui a la réputation d’avoir des symathies islamistes, et dont le profil imposant et le caractère bravache (la comparaison avec Rambo est parfois évoquée) ne font pas un modèle de discrétion, qualité indispensable chez les hommes chargés de la protection des hautes personnalités. On peut également imaginer ses réticences à nommer un tel homme à la tête du GIS chargé d’assurer la sécurité du président Boudiaf à Annaba le lendemain aux côtés du SPP (Service de la Protection Présidentielle). Devant l’insistance de son supérieur hiérarchique, le commandant finit par obtempérer la mort dans l’âme, et lui signe un ordre de mission.
L’assassinat survient en pleine conférence, et devant les caméras de télévision. Au moment de son discours où Mohamed Boudiaf prononce les mots suivants, vers 11h30 « Avec quoi nous ont surpassé les autres nations ? Elles nous ont surpassé par la science et la technologie. L’islam… », le sous-lieutenant Boumaârafi dégoupille une grenade qu’il lance sous la tribune. Puis, s’avançant vers le président, il lui vide le chargeur de son Beretta dans le dos et la tête à bout portant. L’homme dans la confusion prend la fuite. Il se débarrasse de son arme, franchit un mur de deux mètres, et se réfugie dans un immeuble situé à 400 mètres. Là, dix minutes plus tard, il charge une petite fille d’aller prévenir la police qu’il compte se rendre. Boumaârafi est arrêté dans la foulée.
Les irrégularités et anomalies relevées le jour de l’assassinat
La sécurité rapprochée du président dans tous les pays est assurée par des hommes de confiance habitués à travailler ensemble depuis longtemps. Membre du GIS, et très fraîchement nommé la veille à l’insistance de Smaïl Lamari, Boumaârafi n’aurait jamais dû se trouver dans le périmètre de sécurité mis en place par le SPP. La nature de l’arme utilisée pose également problème : Selon Belaïd Metref, ancien officier du protocole de la présidence algérienne : « il n’y a pas plus aberrant que la présence d’un “Mat Beretta” (et Boumaârafi n’était certainement pas le seul à avoir cette arme) lors du discours du président Boudiaf, à la salle de culture de Annaba. » Le Mat Beretta est une arme d’assaut, et ce type d’armes n’est jamais utilisé dans le cadre de la protection d’un président, où que ce soit dans le monde. L’assassin n’aurait donc pas dû avoir une telle arme en sa possession. La réaction des membres du GIS prouve par ailleurs le mal fondé de la décision de les associer exceptionnellement au SPP pour assurer la sécurité président. Habitués qu’ils sont aux missions d’assaut, leur premier réflexe après la rafale de mitraillette est de se jeter à terre pour se protéger, alors qu’ils auraient dû se précipiter sur le président pour faire rempart de leurs corps. Autre anomalie, comment l’assassin a-t-il pu prendre la fuite ? Le colonel Samraoui s’indigne : « Fait extraordinaire, aucun membre de la garde présidentielle, forte de pourtant 56 éléments, n’a eu la présence d’esprit de réagir. L’effet de surprise n’explique pas tout, car si l’on peut admettre que la garde rapprochée, pourtant aguerrie, et entraînée à ce genre de situation, bénéficie de cette « excuse », qu’en est-il de la garde éloignée, des vigiles qui surveillaient l’extérieur du bâtiment, les issues, les ruelles adjacentes, etc ? Pourquoi ne sont-ils pas intervenus ? Comment croire que Boumaârafi ait pu quitter la maison de la culture et parcourir les 400 mètres sans être inquiété, alors qu’en principe tous les alentours étaient quadrillés par les services de sécurité. »(CAS p 255)
Que dire également, de la décision de l’assassin de se rendre à la police et non aux militaires ? Toujours selon le colonel Samraoui « Après l’assassinat de Boudiaf, Boumaârafi devait être abattu à son tour par deux de ses collègues. Doué d’une grande intelligence, il a sauté un mur de deux mètres et s’est livré à la police ». L’homme se serait donc rendu à la police parce qu’il soupçonnait les militaires de vouloir l’abattre dans la foulée de son forfait (voir fin de l’article pour plus d’explications).
Dans les heures suivant l’attentat, alors que le président est encore vivant, tout semble fait pour qu’il n’ait aucune chance de recevoir des soins d’urgence. « L’ambulance présidentielle n’est pas présente sur les lieux de l’attentat, car son chauffeur a reçu l’ordre d’effectuer une mission à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Du coup c’est une ambulance de la protection civile qui évacue le corps du président vers… le siège de la wilaya. Sur place il faut attendre trois quarts d’heure l’arrivée de l’ambulance présidentielle, dont le chauffeur, qui ne connaît pas la ville, mettra ensuite près d’une demi heure pour trouver l’hôpital. C’est avec les derniers blessés de l’attentat que le président parvient finalement à l’hôpital à 12h45. Grièvement atteint, il est évacué en avion vers Alger. Il va alors être de nouveau victime de retards incompréhensibles : « le pilote n’avait pas l’autorisation d’atterrir, se souvient Amine, un témoin présent dans l’avion présidentiel. Nous dûmes tournoyer une dizaine de minutes dans le ciel avant d’avoir le feu vert pour nous poser à l’aéroport militaire de Boufarik » »(FCME, p 290).
L’attitude des officiels directement responsables de la sécurité président est éloquente. Ni Smaïl Lamari, ni Toufik Médiène, ni Larbi Belkheir ne proposent leur démission, alors que leur responsabilité est très gravement engagée. Au siège du DRS, le jour-même de l’assassinat, et alors qu’aucune enquête n’a commencé, le général Nezzar, ministre de la défense et membre du HCE, organise une réunion restreinte dans laquelle il est le seul à prendre la parole. Témoin privilégié de la scène, le colonel Samraoui raconte : « Il nous expliqua qu’il nous avait réuni en premier, avant même les chefs de région, les commandants d’armes, et les directeurs centraux du ministre de la défense, car il souhaitait notre soutien pour poursuivre sa « mission », soulignant expressément que si nous n’étions pas derrière lui, il abandonnait sur le champ. Il prit soin de disculper le commandant Hamou (…) : « tout le monde le connaît, il n’y est pour rien, c’est un illuminé qui a fait ça ! » Et il affirma que Boudiaf avait eu… de la chance : « Il est mort en président », conclut-il. » (CAS, p 185)
Certaines déclarations de Lamari dans les jours suivants confirment les soupçons : « Smaïl Lamari se rend ensuite à Annaba pour déculpabiliser les équipes de la sécurité présidentielle qui s’étaient montrées incapables d’assurer la sécurité du président : « ne vous en faites, pas, c’était un acte isolé », déclare notamment le patron du contre espionnage. Dans une allusion à Boumaârafi, il ajoute : « Ce n’est pas de votre faute, vous ne pouviez de toute façon rien faire devant ce fou et perdre un président est même arrivé aux américains. » (FCME p 291)
Une commission d’enquête de complaisance
Le 4 juillet une commission d’enquête nationale est installée en toute hâte par le HCE. Sa mise en place, son déroulement, et ses conclusions laissent peu de doute sur le fait qu’il s’agissait d’une commission d’enquête de complaisance. Elle fut marquée par de graves irrégularités qui s’ajoutent à celles déjà relevées. En voici une liste non exhaustive.
Les généraux Nezzar et Belkheir ont fait en sorte que cette commission ait pour rapporteur Kamel Rezag Bara un des agents les plus fidèles du DRS. Ce dernier a piloté l’enquête de la commission, en choisissant les éléments sur lesquels les commissionnaires devaient porter leur attention. Tout ce qui pouvait mener à la suspicion des généraux et chefs de services de renseignement a été ainsi délibérément écarté des discussions.
Les membres de la commission ont subi tout au long de leur travail de fortes pressions et intimidations. Alors qu’émergeait le souhait partagé d’incriminer des officiels de haut rang, en particulier Larbi Belkheir et Smaïl Lamari, seuls furent condamnés de simples membres du GIS présents ce jour-là à Annaba. Seul à refuser de signer le rapport final de la commission d’enquête, Youcef Fathallah, notaire et militant des droits de l’homme, sera assassiné dans son bureau à Alger le 18 juin 1994, alors qu’il était en train de rédiger sa version personnelle sur l’assassinat du président Boudiaf. L’homme avait déjà fait l’objet d’une tentative d’assassinat le 10 juillet 1992, pendant la période où les commissionnaires travaillaient au rapport.
Les conclusions énonçant que « le sous-lieutenant Boumaârafi a agi en raison de ces convictions religieuses, acquises à travers de nombreuses lectures et en particulier sous l’influence de l’action des mouvements islamistes à l’intérieur et à l’extérieur du pays, dont il soutient la revendication visant à la Dawla Islamiya, estimant qu’il n’a pas tué Mohamed Boudiaf en tant que personne mais en tant que chef de l’Etat. » sont réduites à néant par le colonel Samraoui qui le connaissait personnellement : « Je tiens à préciser que le sous-lieutenant Boumaârafi n’a jamais été été un sympathisant du FIS. Ce n’est ni un islamiste, ni un déséquilibré mental, ni un paumé ou un illuminé, il agi en service commandé, obéissant à des ordres précis de sa hiérarchie, sans que son chef direct, le commandant Hamou, soit informé de l’opération. (…) J’ai personnellement connu Boumaârafi (…) Je peux donc affirmer qu’il s’agit d’un officier compétent qui fut délibérément marginalisé pour le conditionner et en faire un tueur sans états d’âme. »(CAS p 256)
Le rapport de la commission d’enquête fait l’impasse sur toute une série de points troublants parmi lesquels on peut relever : la disparition des cassettes ayant filmé l’assassinat, l’absence d’autopsie pratiquée sur la dépouille du président, la présence de Boumaârafi au moment clé dans une zone dans laquelle il n’aurait jamais dû se trouver (le périmètre de sécurité mis en place par le SPP), le fait que le Mat Beretta dont ce dernier s’est débarrassé avant de prendre la fuite n’a jamais été retrouvé, la signature de son ordre de mission par le commandant Hamou la veille de l’assassinant alors ce dernier n’y était nullement habilité.
Conclusions de la commission d’enquête et premières condamnations
Les commissionnaires rendent leur rapport à la fin du mois de juillet. Celui-ci, comme le souligne le résumé du MAOL, est extrêmement mesuré et laconique dans ses conclusions : « Le rapport en lui même était très maigre et ne présentait ni une enquête judiciaire, ni un avis d’experts (vu l’inaptitude de ses membres) sur le meurtre du président. Le seul objectif de cette commission était de designer officiellement les boucs-émissaires à qui les vrais coupables voulaient faire endosser le crime. » Dans leurs conclusions comme on l’a vu (voir supra), ils déclarent que Boumaârafi a agi seul, mû par des convictions islamistes. L’homme a incontestablement été aidé dans son dessein par les profonds dysfonctionnements du dispositif de sécurité : « Les lacunes, les négligences, et le laissez-aller, remarqués à tous les niveaux des services qui ont programmé la visite, organisé son déroulement et assuré la sécurité du président, ont constitué, directement ou indirectement, les facteurs qui ont facilité objectivement l’exécution du crime. » Les noms des responsables objectifs de cette désorganisation, Belkheir, Médiène, et Lamari, n’apparaissent pas dans le rapport.
Dans la foulée, la responsabilité de juger cette affaire est confiée au tribunal civil d’Annaba. Les généraux tiennent à ce que l’affaire soit jugée par une juridiction civile pour détourner les soupçons. Ce tribunal n’en est pas moins aux ordres, complètement manipulé. Pour preuve, à la fin du mois d’août, à la fin d’une reconstitution de l’assassinat, à laquelle participent les membres du GIS présents ce jour-là, la quasi totalité de ces derniers sont mis aux arrêts. Saisis de stupeur, ceux-ci refusent d’abord de donner leurs armes et vont même jusqu’à les pointer sur les gendarmes. Ainsi le MAOL résume-t-il cet épisode : « Devant l’insistance des commandants Hadjeres et Hamou les éléments officiers et sous officiers qui les accompagnaient rendirent leurs armes aux gendarmes et se constituèrent prisonniers. Il furent conduits menottes aux mains vers le poste de gendarmerie ou ils passèrent plus d’une semaine. Les officiers furent places dans une même grande cellule avec rien d’autre que le slip sur le corps. Après l’altercation des membres de la DRS avec les gendarmes, ces derniers se vengèrent, surtout qu’ils avaient reçu le support du chef de la gendarmerie ( le général Benabbes Gheziel) qui avait été écarté du sommet des décisions. » 23 d’entre eux (dont deux officiers et trois sous-officiers) sont inculpés d’assassinat. Ils seront tous très sévèrement torturés et condamnés à la peine capitale. A ces éliminations on doit ajouter celle de Kasdi Merbah le 2 novembre 1993 (en même temps que son fils Hakim et deux de ses gardes du corps), alors qu’il s’apprêtait à faire des révélations sur l’assassinat de son ami Mohamed Boudiaf.
Épilogue : l’énigme Boumaârafi
L’un des éléments les plus étonnants dans cette histoire sanglante et rocambolesque est assurément l’impunité dont jouit le sous-lieutenant Boumaârafi jusqu’à ce jour. Nous avons déjà souligné l’étrangeté de son comportement dans les minutes suivant l’assassinat, que dire alors de la mansuétude dont il a bénéficié de la part d’hommes qui n’était pourtant pas à un cadavre près. L’homme doit attendre trois ans avant de comparaître en jugement. Rivoire et Aggoun résument l’épisode ainsi : « Le 15 mai 1995, s’ouvre le procès du sous-lieutenant Boumaârafi. Dénonçant une « mise en scène », Fatiha Boudiaf, la veuve du président assassiné, refuse d’y participer. Quant à Maître Mustapha Bouchachi, l’avocat désigné par Boumaârafi, il n’a eu que 4 jours pour étudier les 1100 pages du dossier : « C’était impossible, raconte aujourd’hui Maître Ali Yahia ; il s’est désisté. Il m’a quand même raconté la chose suivante : Boudiaf avait été atteint par des balles dans le dos, mais aussi par une balle tirée de face. Or le juge d’instruction n’a obtenu ni balles, ni autopsie, ni rien du tout : l’énigme reste entière ». Le 3 juin 1995, la justice algérienne estime pourtant qu’il n’y a eu « ni complot ni commanditaire » et condamne à mort Boumaârafi, présenté comme l’unique assassin du président. Le président de la cour l’a alors interpellé en ces termes : « Avez-vous quelque chose à ajouter ou des remarques à faire… ? » Boumaârafi se lève : « Puis-je parler en toute liberté ? » Le juge l’arrête net et lui ordonne de se limiter aux remarques concernant le réquisitoire. L’accusé reprend la parole et annonce : « Je maintiens que j’ai des révélations à faire et que ce que j’ai à dire soit légalement pris en considération. Je peux maintenant citer des noms… » Le président de la cour ordonne à l’accusé de se taire et de reprendre sa place. Ce dernier revient alors à la charge et lance : « Vous commencez déjà d’avoir peur de ce que j’aurais à dire. De toutes manières je reconnais que vous avez, aussi bien vous, Monsieur le président, que le procureur général, mené à bien cette pièce de théâtre. »(FCMA p 292)
L’homme aurait-il été manipulé pour servir de fusible une fois le forfait accompli ? Était-il prévu qu’il serve de couverture à d’autres assassins dissimulés dans la salle ? Est-ce pour cette raison qu’il se serait rendu à la police et non aux militaires, parce qu’il avait deviné que son élimination faisait partie du plan ? Certaines pièces du puzzle manquent encore pour faire toute la lumière sur cette affaire. Toujours est-il que l’homme est toujours en vie, emprisonné à perpétuité dans la prison de Blida. L’homme ne devrait la vie qu’à la crainte des généraux que son élimination ne vienne confirmer la thèse d’un complot des généraux. Dans une interview donnée à la chaîne al Jazeera en juillet 95, la veuve de Boudiaf déclare qu’elle ne croit pas à la culpabilité de Boumaârafi, et que les généraux sont certainement les instigateurs de l’assassinat de celui qu’il avaient eux-mêmes rappelé d’exil pour le placer à la tête du HCE.
L’assassinat du président Boudiaf, six mois après l’interruption du processus électoral, marque le point de départ des « années de sang » comme les nomme le colonel Samraoui, et de la « sale guerre », pour reprendre le titre de l’autobiographie du capitaine des forces spéciales Habib Souaïdia. Assassinats ciblés, purges au sein de l’armée, attentats terroristes sous fausse-bannière en foule (voir par exemple l’épisode très trouble du 26 août 1992, quand une bombe explose à l’aéroport Houari Boumédienne faisant 9 morts et 123 blessés). Cet engrenage dans l’horreur culminera en 1997 avec les massacres de masse opérés très probablement par des membres du DRS déguisés en terroristes, dans des quartiers ayant massivement voté pour le FIS en 1992 (voir par exemple celui de Bentalha la nuit du 22 septembre, au cours de laquelle furent sauvagement assassinés 417 civils, hommes femmes, enfants, vieillards).
François Belliot, pour l’Observatoire des Mensonges d’État