Le 28 décembre 2013, nous avons eu l’occasion de nous entretenir longuement avec Roland Dumas, ancien ministre des affaires étrangères de François Mitterrand, sur la position de la France dans la crise syrienne et l’évolution politique étrangère de la France.
Au cours de cet entretien, M. Dumas
– confirme que la déstabilisation de la Syrie était dans les cartons anglo-saxons bien avant le déclenchement des événements en mars 2011.
– analyse le rapprochement progressif de la France du commandement intégré de l’OTAN ces deux dernières décennies, et ses conséquences négatives en terme d’image, de prestige, et de souveraineté.
– pointe le ridicule de la partition jouée par le gouvernement français dans la préparation de la conférence de Genève 2, qui doit ouvrir vers un règlement de la crise syrienne.
– revient sur un événement de l’année 1986, qui vit la France refuser aux États-Unis le droit de traverser son espace aérien pour aller bombarder Kadhafi en Libye. C’est l’occasion pour lui, par la force des circonstances, de faire une comparaison mordante entre le gouvernement socialiste d’hier et le gouvernement socialiste d’aujourd’hui.
– donne brièvement son point de vue sur l’affaire Dieudonné.
ODME : Vous nous accueillez chez vous aujourd’hui 28 décembre pour discuter de politique étrangère et des relations entre la France et la Syrie. Je vous présente brièvement, vous avez mené une carrière d’avocat et d’homme politique. Vous avez été avocat de personnalités du monde de la culture comme Jean Genest, Chagall, Lacan, Giacometti, ou Picasso ; vous avez été ensuite, ou en même temps, un compagnon de route de François Mitterrand, vous avez été son ministre des relations extérieures de 84 à 86 et son ministre des affaires étrangères de 88 à 93. Vous venez récemment de publier un recueil de souvenirs de personnalités que vous avez connues au cours de votre carrière, qui s’appelle « Dans L’œil du minotaure, le labyrinthe de mes vies »i. Nous allons parler aujourd’hui pour le site Observatoire des Mensonges d’Etat, Upsyrianews.com, et l’Audible, de la politique étrangère de la France vis à vis de la Syrie, la Syrie qui est sortie des écrans radar depuis quelque temps, mais qui est toujours en proie à une grave crise, avec notamment des infiltrations continues de terroristes wahhabites par les frontières turque, libanaise, irakienne et jordanienne. Si nous avons souhaité vous rencontrer et nous entretenir avec vous, c’est notamment parce que vous avez fait des déclarations sur le déclenchement de la crise syrienne. De telles déclarations de la part d’une personnalité politique de premier plan ne sont pas fréquentes. Nous souhaiterions pour commencer que vous nous les rappeliez : ce projet de déstabilisation de la Syrie aurait été préparé de longue date…
Roland Dumas : Tout à fait. Je veux bien revenir sur ces événements. C’est très simple. Je me trouvais à londrès pour d’autres affaires que la Syrie. Il n’était pas encore question de la Syrie sur la scène internationale, j’y étais pour des affaires commerciales, banales, et les interlocuteurs avec lesquels j’avais affaire, qui étaient des Anglais authentiques, un jour m’ont demandé si j’acceptais de rencontrer des Syriens. J’ai trouvé la question un peu insolite et j’ai voulu en savoir davantage. Je leur ai demandé qui étaient ces Syriens. C’est alors qu’ils m’ont révélé tout de go, sans précautions, qu’il se préparait une action en Syrie, à partir de l’Angleterre, avec des Syriens, des gens du Proche Orient, ils ne m’ont pas dit lesquels, et que cela avait pour but de renverser le régime, qu’une fois pour toutes la révolution allait exister, qui serait très forte, qui s’en prendrait au gouvernement de Bachar el-Assad, et que ça allait se déclencher dans les mois qui suivraient. Puis il s’est passé quelques mois. Je suis rentré en France, et j’ai vu à ce moment-là les choses se passer comme on me l’avait dit. Je me suis dit, et j’ai répété et j’ai publié des choses là-dessus : ça n’est pas la première fois que les choses partent de l’Angleterre. Les Anglais travaillent pour les Américains, depuis longtemps maintenant, vous savez je ne suis pas né de la dernière pluie. J’ai déjà suivi de très près les premières révolutions dans le monde arabe, et notamment une des premières que j’ai suivie de très près, c’était en Iran, à l’époque de Mossadegh. Je me souviens très bien, c’était dans les années 50, 50/55ii, que les Anglais étaient le fer de lance pour les Américains qui sont intervenus après, à la fin. Tout ça pour me rassurer dans mon analyse, à savoir que les choses partaient du monde anglo-saxon. C’est du reste ce qui s’est produit par la suite. D’autres éléments se sont agrégés à cela, notamment les pays arabes, mais l’objectif était de partir d’un petit groupe, ils avaient tout organisé, y compris le remplacement du président : il y avait là dans la réunion, je n’en ai pas parlé, le remplaçant de Bachar el-Assad. C’était un vieux général. Il n’a peut-être pas gardé cette fonction, mais il était présenté comme celui qui devait succéder à Bachar el-Assad. Donc c’est parti de ce moment-là, à peu près 6 mois avant le déclenchement des hostilités
ODME :Vous avez fait ces déclarations, qui n’ont pas été beaucoup reprises, on n’en a pas vu trace dans les journaux…
Roland Dumas : Je dois dire qu’à chaque fois que je raconte cette histoire, les gens qui m’écoutent, qui ont la faiblesse de m’écouter, sont assez curieux de penser que, effectivement, ça confirme toute l’intervention étrangère dans cette région, ce qui nous relie après à la suite des événements, parce que ce n’est pas tout de parler des prodromes, du début, c’est intéressant aussi de voir le développement et comment se confirme ce que je vous dis.
ODME : Donc des déclarations qui n’ont pas été beaucoup reprises… bon c’est vrai qu’il y a une unanimité, de toutes les façons, dans les médias sur cette question, que l’on peut au moins constater, éventuellement discuter. Quelle était votre motivation en faisant ces révélations ? Est-ce que c’est simplement pour des raisons de vérité contre mensonge, est-ce que c’est l’intérêt de la France, une politique étrangère qui vous semble inadéquate, voire néfaste, ou est-ce qu’éventuellement vous auriez des raisons politiques, de politique interne…
Roland Dumas : Non, ce ne sont pas des raisons personnelles, ou des raison politiques, de politique nationale. Ce sont des révélations que j’ai faites parce que je pensais qu’elles étaient utiles à la vérité et puis qu’elles étaient utiles à la compréhension des événements qui vont suivre, car n’oublions pas que ces informations que j’avais, et auxquelles je n’ai pas attaché plus d’importance que je vous le dis, car ça pouvait être un bobard.. mais la suite des événements qui a prouvé qu’il y avait une coalition, que le but était de renverser le régime de Damas, m’a éclairé sur ces prémisses que j’avais accueillies tout à fait comme ça par hasard.
ODME : Est-ce que quand vous avez discuté avec ces Britanniques…
Rolland Dumas : Il y avait des Britanniques et des Syriens…
ODME : Est-ce que… vous évoquez le rôle de l’Angleterre… est-ce que déjà était évoquée une distribution des rôles, avec des pays qu’on verra par la suite actifs dans le conflit ? Je pense à la Turquie, au Qatar, à l’Arabie saoudite, à l’Israël…
Roland Dumas : Ça a existé, très probablement. Si vous voulez, le but de m’avoir invité dans cette petite réunion, c’était de me demander deux choses : premièrement essayer de savoir auprès du Quai d’Orsay, que j’ai dirigé pendant dix ans, quelle serait la position de la France dans cette éventualité ; deuxièmement de me demander à moi personnellement ce que je pensais de cette idée de renverser le gouvernement syrien. C’était très à la mode à l’époque déjà… C’est là que j’ai coupé court avec tous ces gens. Je leur ai dit : écoutez, moi ça n’est pas du tout ma tasse de thé, je représente peut-être peu de choses, ou beaucoup de choses, je n’en sais rien, mais je n’ai pas l’intention d’intervenir auprès d’un gouvernement étranger pour changer les institutions d’un pays étranger. Donc merci de m’avoir invité… On a pris un breakfast, comme ils disent, le matin, c’était très sympathique, et puis je n’ai pas donné suite. C’est simplement par la suite quand j’ai vu se développer les campagnes militaires, les projets, les corps expéditionnaires, que je me suis dit : c’est l’illustration, c’est l’incarnation de ce qu’on m’avait avancé.
ODME : Nous souhaiterions comprendre aussi pourquoi, depuis la fin des années 90, beaucoup de démocraties européennes, et les Etats-Unis, ont une politique étrangère extrêmement belliqueuse, dans cette région du monde, surtout vis-à-vis du Machrek. Est-ce qu’on ne peut pas parler d’un deux poids deux mesures quand on considère par exemple le « conflit » israélo palestinien, où on a des résolutions de l’ONU qui sont régulièrement violées, des atteintes aux droits de l’homme, et ça ça ne fait pas l’objet d’une résolution alors que des guerres sont déclenchées à gauche, à droite, un peu partout ?
Roland Dumas : C’est très intéressant que vous posiez la question en ces termes. Je vais vous dire pourquoi… parce que mon impression…. Je pars de l’idée qu’il ne faut pas oublier le discours qui a été fait par le président des États-Unisiii il y a une vingtaine d’années, 15 ans maintenant, quand il a déclaré que désormais l’Amérique allait de déployer pour instaurer la démocratie dans le Proche Orient. C’était manifestement une façon de dire qu’on allait s’occuper des différents pays dont l’image ne plaisait pas à certains dirigeants occidentaux, et qu’on allait s’occuper d’eux, et quand je mets à la suite les événements qui ont amené la fin de Kadhafi, la fin de l’Irakien, la campagne qui a été faite, la tentative qui a été faite et que j’ai décrite sur la Syrie… C’est évidemment la conception qui était exprimée dans ce discours fameux des Américains : « nous allons établir la démocratie ». Mais qu’est-ce que ça veut dire ?… Tout ça ne s’est pas traduit par l’instauration de la démocratie. Je ne vois pas du reste comment on peut décider qu’on va installer une démocratie quelque part. Ça c’est un autre problème… mais ça s’est traduit par l’élimination d’un certain nombre de chefs d’état qui avaient plus ou moins, bien sûr, le soutien de leur peuple, je répète : l’Irak, la Libye, et la Syrie qui était en perspective. Et pourquoi ? Parce qu’en réalité tous ces jalons que je viens de désigner, ils avaient une attitude par rapport à un pays qui tient de très près les Américains, c’est à dire Israël, et qu’ils avaient tous la même position, c’est là ou je vous rejoins, sur le conflit israélo palestinien. Et donc l’idée que l’on voulait établir la démocratie… ça n’était pas pour établir la démocratie, c’était pour supprimer un certain nombre de régimes qui déplaisaient aux démocraties occidentales en raison de leur attitude vis-à-vis d’Israël, leur volonté d’imposer à Israël un régime ou un comportement qui soit plus favorable aux Palestiniens. Si vous voulez la géopolitique de cette époque c’était ça. Ça n’était pas la démocratie qu’ils voulaient instaurer, c’était un régime qui n’embêterait plus Israël et qui mettraient fin aux régimes qualifiés de « dictatoriaux » que je viens de citer.
ODME : Vous avez peut-être lu le livre de Mearcheimer et Walt sur les lobbies pro israéliens et la politique étrangère des Etats-Unisiv…
Roland Dumas : C’est un tellement vaste sujet !… Je l’ai lu, mais en travers… Ce que je vous dis là c’est le fruit de ma propre réflexion.
ODME : On peut signaler quand même, je ne sais pas si vous êtes au courant, il y a le général Wesley Clark qui avait fait une déclaration où il avait évoqué un plan de remodelage du Moyen-Orientv, avant les événements, où il expliquait qu’on lui avait dit qu’on envahirait un certain nombre de pays dans un temps donné, et c’est vrai que c’est curieux de se rendre compte, des années après, qu’il y a toute une partie de ce programme qui a été réalisée.
Roland Dumas : Vous savez, le secret, avec les Américains, ou je dirais l’explication, elle est très simple : les Américains annoncent ce qu’ils vont faire, et si on étudie bien les discours, les attitudes, on a l’explication de ce qui va suivre. C’est très intéressant, du reste, du point de vue de la politique générale. Vous n’avez pas beaucoup de pays qui annoncent les choses. Eux ils les annoncent, ils ont annoncé ça, de même que vous avez eu un discours de Bush très intéressant, lorsque après la deuxième expédition d’Irak, il avait réuni l’OTAN, et au cours de cette réunion, moi j’y étais, à un moment il a dit : « maintenant je voudrais vous parler de l’avenir de l’OTAN ». Ça venait comme un cheveu sur la soupe. J’ai tapé du coude Mitterrand en lui disant : là il faut écouter parce que ça va être intéressant (du reste on n’a pas voté pour la motion de Bush, là je parle de la France, on avait dans ces problèmes une autre attitude que le gouvernement actuel), et donc tout le discours de Bush c’était : « maintenant, nous avons réussi l’opération de l’Irak, il faut décider ce que nous allons faire pour l’avenir de l’OTAN. L’OTAN est une organisation démocratique, il faut maintenant qu’elle se mette à la disposition du monde entier pour faire régner la paix ». C’était le discours habituel avec le violoncelle, etc. et nous avons pris la parole Mitterrand et moi pour dire : « vous nous parlez de quoi ? Vous nous parlez de l’OTAN, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. C’est donc un traité qui a été fait pour faire la guerre contre les Allemands, finir la guerre contre les Allemands, qui concernait l’Atlantique nord, et là vous nous parlez d’aller faire des expéditions au Japon, dans des pays d’Amérique latine… » Donc nous nous sommes abstenus, tous les autres ont voté pour. Mais si on étudie ce discours qui n’était pas seulement le discours du Pentagone, mais aussi celui du département d’état… On a compris à ce moment-là que l’Amérique préparait des opérations comme celle à laquelle nous assistons. Et tout ça se serait déroulé comme ils l’ont voulu, comme ils l’ont voulu en Irak, comme ils l’ont voulu en Libye, comme ils l’ont voulu dans d’autres pays, je pense au Yémen et à d’autres pays, s’il n’y avait pas eu un grain de sable qui s’appelle la Syrie.
ODME : On va passer à la politique étrangère française et la position de l’état français, par rapport à la Syrie et le régime de Bachar el-Assad. Dans cette crise très grave que traverse la Syrie, l’état français est allé extrêmement loin dans ses positions contre le gouvernement syrien légal de fait, Laurent Fabiusvi allant par exemple jusqu’à déclarer : Bachar el Assad n’a pas le droit d’être sur la terre, et la France est allée si loin dans ses positions qu’elle s’est même trouvé en opposition avec ses alliés traditionnels dans le Machrek, par exemple les Chrétiens d’Orient. Est-ce qu’en adoptant une posture aussi extrémiste, les gens à la tête de l’état français ont conscience selon vous de l’impact désastreux en terme d’image et de réputation, dans cette région du monde, et de la perte subséquente d’une position un peu privilégiée qui était peut-être celle de la France jusqu’à présent ?
Roland Dumas : Il faut partir d’une donnée de base, qui est de rechercher quelle était la politique traditionnelle de la France dans tout le Proche et Moyen Orient depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. C’était une position qui a été inaugurée par le général de Gaulle, qui a été suivie ensuite par ses successeurs, qu ce soit M. Giscard d’Estaing, M. Pompidou, M. Mitterrand, qui était : de toutes façons nous ne sommes pas dans le commandement intégré de l’OTAN, donc nous n’obéissons pas le petit doigt sur la couture du pantalon ; deuxièmement nous menons une politique égale, notamment sur le conflit israélo-palestinien, entre les uns et les autres. Au lieu de ça, la nouvelle équipe a fait trois tentatives, la dernière a réussi, a décidé de rejoindre le cœur de l’alliance atlantique, c’est à dire le commandement intégré. Je dis que c’est par trois opérations successives, la première a été celle de Jacques Chirac, qui un jour a dit : pourquoi la France n’est-elle pas dans le commandement intégré ? elle va décider de rentrer dans cette place, moyennant certains avantages que l’on accordera à la France, et parmi ces avantages la France demande d’avoir un officier supérieur qui serait le commandant du flanc sud de l’alliance, c’est à dire tout ce qui concerne la Méditerranée, le passage de la Méditerranée à l’océan. Les Américains ont mis 24 heures pour dire : il n’est pas question que nous cédions cette partie de l’alliance atlantique. Pourquoi ? c’est très simple : c’est parce que c’est la ligne de passage, si demain il y a un conflit, le passage pour aider Israël. Ce sera plus simple. Les bateaux passeront parce qu’ils contrôleront. Donc là ça a été un échec total et Jacques Chirac a retiré sa proposition. Tout de suite après est arrivé Monsieur Sarkozy. Sarkozy a fait la même proposition. Il a demandé : « bon, on va réintégrer le commandement de l’OTAN, mais nous voulons des avantages »… mais il n’a plus parlé du flanc sud de l’alliance. « Nous voulons avoir deux places d’officiers supérieurs dans l’organisation ». Ça a traîné un peu, et l’OTAN, a dit : bon il faut discuter… il ne les a pas eues… Après Sarkozy est arrivé François Hollande. François Hollande dès son élection, dans les 24 heures qui ont suivi son élection, 48 heures peut-être , il a dit : « bien évidemment la France ne changera rien, ne discutera pas de son adhésion ou de son retrait. Elle reste dans le commandement intégrévii. » Ce qui était, pour un gouvernement, de gauche, la rupture définitive, en trois étapes, Chirac, Sarkozy, Hollande, la rupture de la tradition instaurée par le général de Gaulle et suivie par tous ses successeurs. Vous avez bien voulu rappeler que j’ai été ministre des affaires étrangères pendant dix ans. Chaque fois que j’avais une conférence avec les Américains, au titre de la France, Mitterrand me rappelait au téléphone : Roland je vous rappelle que nous ne sommes pas dans le commandement intégré. Je lui répondais : « monsieur le président je le sais mieux que quiconque ». C’était donc une position, une ligne constante, cette ligne a changé complètement et je pars de l’idée qu’aujourd’hui on ne peut par parler de la politique étrangère de la France sans intégrer cet événement nouveau.
ODME : D’accord, donc ce repositionnement, ces positions extrémistes découlent directement selon vous d’un rapprochement de plus étroit avec les américains et l’OTAN...
Roland Dumas : alors, on peut dire : on ne comprend pas pourquoi cette exagération. Je fais fi des sentiments personnels de l’un ou de l’autre. Je dis c’est une attitude… Tous les nouveaux venus, ont besoin défaire du zèle. Toutes les citations que vous avez faites, elles sont exactes. C’est à dire que la France est apparue à ce moment là, au grand dam de tout le monde, ils se sont dit : mais qu’est ce que c’est que ça ? Non seulement la France rejoint le commandement intégré de l’OTAN, mais elle en rajoute, les insultes, des préparatifs, l’opération contre la Libye, contre le président de la Libye, à plus forte raison c’est quand même la France qui a mené l’histoire. Je disais donc : « il y a eu une exagération » ; si vous voulez, les premiers rentrés sans une église font du zèle, donc la France fait du zèle, mais c’est un zèle très maladroit et qui nous coûtera très cher.
ODME : Comment est-ce que vous expliquez le fait qu’il y ait, même si François Hollande s’est fait élire sous les auspices d’un changement, qu’il proposait, cette continuité remarquable en terme de politique étrangère ? Là aussi ça s’explique uniquement par l’OTAN ? Car il n’y aura pas de différence finalement entre un gouvernement de gauche et un gouvernement de droite dans cette situation ?
Roland Dumas : Vous avez raison, il n’y a pas de changement. Il y a eu un coup d’arrêt donné. On peut en parler si vous voulez. Ce n’est pas simplement l’OTAN qui a été à l’origine de ce coup d’arrêt sur la Syrie. Souvenez-vous des propositions qui ont été faites par la France, notamment, sur le problème de la Syrie. Premièrement on a pris une position incroyable sur la conférence de Genève, dans laquelle il a été dit au début : nous ne voulons pas de celui-ci, nous ne voulons pas de celui-là. Par exemple la France voulait écarter les Iraniens. C’est inimaginable ! Penser qu’on va faire une conférence pour parler de ce problème dans la région et dire : on ne veut pas d’un pays aussi important que l’Iran. Bon, on passe… Ensuite il y a eu toute la campagne de presse et toutes les déclarations disant : la conférence de Genève elle n’aura pas lieu, et il ne faut pas qu’elle ait lieu, ou alors il ne faut pas qu’il y ait un tel ou un tel… Alors que la solution pouvait et je pense passera par la conférence de Genève 2, la France était contre. C’est contre l’esprit de faire ça. Et en réalité qu’est ce qui s’est passé ? Les deux principaux interlocuteurs, Obama et Poutine, se sont mis d’accord, et la France est restée sur le bord de la route. Donc si vous voulez c’est un amoindrissement de la portée de la France dans le monde, la France qui avait toujours des idées plutôt propices à la paix, devient soudain un va-t-en guerre inexplicable. A partir du moment où moi j’ai eu des contacts, comme ça, officiels, avec les Russes, où j’ai vu l’attitude que prenaient les Russes sur la défense de la Syrie, avec qui elle est alliée pour des tas de raisons depuis très longtemps, je me suis dit : jamais la Russie ne lâchera la Syrie, et on en est là aujourd’hui.
ODME : alors puisque vous parlez de Genève 2, j’anticipe sur une question que je voulais poser à la fin, même si vous y avez répondu en partie. Il y a cette attitude de la France, qui voudrait décider de qui doit être là, qui ne doit pas être là… Quelle issue vous voyez pour cette conférence de Genève 2 qui va se tenir à partir du 22 janvier ?
Roland Dumas : L’issue ?… on est là sur une date très proche. Les uns disent elles aura lieu les autres disent elle aura pas lieu. Si l’on constate qu’actuellement le gouvernement légal de Bachar el-Assad marque des points en ce moment, contre les rebelles, bien que les rebelles ont dit qu’ils ne viendraient pas à la conférence, on peut penser que cette conférence aura lieu. C’est ce que je souhaite, et ce que beaucoup de gens intelligents et censés, je me range dans cette catégorie, disent : Si on veut trouver une solution, il faut réunir tout le monde et discuter. Tant pis pour ceux qui ne veulent pas venir. L’attitude de la France est très préjudiciable. Et malheureusement, ou heureusement, malheureusement pour elle, heureusement pour la paix, il n’en sera pas tenu compte. Pour conclure sur la politique étrangère de la France, la France va rester sur un petit strapontin dans lequel on n’aura pas de considération pour elle.
ODME : L’histoire nous a montré que les ponts entre le Machrek passent obligatoirement par la Syrie, où la France a un rôle ancien et qui remonte aux accords de Sykes Picot de 1916. Bachar el-Assad et son gouvernement étant toujours en place,voyez vous quelqu’un susceptible de réparer ce qui a été démoli sous les deux mandats de Sarkozy et de Hollande ? Comment rétablir la confiance perdue entre la France et cette région du monde ?
Roland Dumas : Je vais vous dire ce que je pense. Il existe en Syrie, contrairement aux racontars qu’on voit dans la presse qui est aux ordres, un fort courant francophile : une communauté de langue, de religion, des amitiés profondes. Moi je suis allé souvent en Syrie, je n’y suis pas revenu depuis quelque temps. j’ai pu faire cette constatation, je suis persuadé qu’en dépit de ce qui se fait là maintenant, qui est quand même douloureux pour les Syriens, la France gardera un certain prestige… pas un prestige mais une certaine amitié profonde, qui ne sera pas une amitié politique, mais qui sera une amitié sentimentale avec les Syriens. Donc il ne faut pas jeter le manche après la cognée et être pessimiste en tout. Je pense qu’il restera quand même ce fond d’amitié, et puis les Syriens sont des gens habiles, ils ne vont pas mettre tous leurs œufs dans le même panier. Si demain une nouvelle équipe française prend le pouvoir, ici à Paris, ça peut se trouver, on ne sait jamais, il va y avoir des élections, que dieu m’entende ! Je suis sûr qu’elle renouera des liens avec la Syrie et les Syriens, et que ce sera une bonne chose pour notre pays et la Syrie en même temps. Mais je veux attirer votre attention sur le fait que, aujourd’hui, c’est grâce à une amitié, enfin une amitié… des conversations utiles, positives, entre Obama, qui m’a surpris en cette occasion, et Poutine, que les choses sont restées comme ça, calmes, et que les choses peuvent permettre un aboutissement prochain.
ODME : je termine par deux questions extérieures à la crise syrienne. En 1986, vous étiez à la tête de la diplomatie française lors du bombardement de la Libye par les États-Unis. C’était l’opération el Dorado Canyon. A cette époque…
Roland Dumas : Je n’étais plus là à l’époque…
ODME : Ah vous n’étiez plus là… Bon, vous pourrez sans doute répondre… A l’époque François Mitterrand avait interdit le survol du territoire aux avions de l‘alliance atlantique.
Roland Dumas : ça c’est vrai…
ODME : … pour aller bombarder. Alors est-ce qu’on peut comparer avec une affaire plus récente, l’affaire Snowden, où on a interdit le survol du territoire français à l’avion du président bolivien, qui a par ailleurs été fouillé dans deux pays européens, l’Autriche, et le Portugal. Qu’est ce que ça vous inspire cette comparaison ?
Roland Dumas : Cette comparaison vous ne la faites pas gratuitement. Vous la faites parce que vous savez comment les choses se sont déroulées et quelle en est la signification. Pour le premier exemple, je n’étais donc plus au Quai d’Orsay lorsque la question s’est posée du survol de la France, dans les conditions suivantes : je n’étais plus là, je n’étais plus au quai d’Orsay, mais je faisais quand même mon travail d’homme politique, et François Mitterrand, qui était lui président de la République m’a appelé dans l’après midi et m’a dit Roland je voudrais vous voir tout de suite. Je passe chez lui. Il me dit : « voilà vous êtes bien assis ? je veux votre avis… « Je lui dis je vais vous le donner… Il me dit : « je viens de recevoir une lettre du président des États-Unis qui me demande que la France laisse l’autorisation de survol de son territoire pour une escadre qui irait faire des manœuvres… » Je lui demande : « cette escadre qu’est-ce que c’est ?… C’est une escadre de l’OTAN… Combien d’avions ?… 90, 95… C’est bizarre. Si vous voulez mon sentiment, c’est une escadre qui va aller bombarder Kadhafi… Je pense que vous n’avez pas tort, me dit-il… Et bien moi je refuserais. Mon conseil : refusez…. Bon je vous remercie, bonne soirée… Et il a refusé l’autorisation. Il a refusé l’autorisation et qu’est-ce que ça a produit comme effet ? que l’escadre, au lieu de traverser la France, et gagner une demi journée, a dû faire le tour par l’Espagne, et refaire le plein d’essence, et est arrivée 24 heures aprèsviii. Kadhafi avait quitté l’endroit où ils devaient bombarder, où il se trouvait. Et la fin de l’histoire elle est celle-ci : je vais voir Kadhafi trois quatre mois après, ou six mois, du moins quand je suis revenu au quai d’Orsay après, et Kadhafi me dit : « écoutez M. Dumas je dois vous remercier, vous m’avez sauvé la vie. » Je n’ai pas réalisé tout de suite. Je lui ai dit : « comment ?… oui, vous m’avez sauvé la vie… et il me dit : « j’ai su que lorsque l’escadre allait passer, le président de la République vous a demandé votre avis et que vous a avez dit : « ça c’est un bombardement de la Libye il faut refuser. Et Mitterrand a refusé, donc vous m’avez sauvé la vie. Si j’étais resté à l’endroit où j’étais j’aurais été tué. C’est l’endroit où ils ont détruit »… vous savez… Vous êtes allé en Libye ?
ODME : Non.
Roland Dumas : Ah… Ça en vaut la peine. Disons… enfin pas maintenant, ça valait la peine avant… donc il me dit : « vous m’avez sauvé la vie.. » C’est comme ça que j’ai su tout le développement de l’affaire… Or vous avez raison de rapprocher cet événement de l’événement concernant Snowden, qui est ce garçon qui travaillait dans les réseaux de renseignement, de radio, etc, et qui a déserté et qui est maintenant en Russie. Bon, le bruit courait, toujours via les informations des réseaux de renseignement, que le président de la république bolivien, Evo Morales, allait faire escale à Paris, et qu’il pouvait transporter Snowden. Moi je n’étais pas dans le coup, on ne m’as pas consulté, mais je sais maintenant que tout le monde était persuadé qu’il emmenait Snowden quelque part, et donc on avait pris la décision de bloquer l’avion d’un chef d’état étranger qui passait par la France, pour le fouiller et trouver cet espion qui était prétendument dans l’avion, et là, on met bien en parallèle les deux attitudes, et c’est là où on voit quand même que le gouvernement socialiste d’aujourd’hui n’est pas le gouvernement socialiste d’hier.
ODME : Je termine par une question un peu plus dans l’actualité franco française. En 2006 vous avez apporté, je ne sais pas si on peut dire ça, votre soutien à Dieudonné…
Roland Dumas : Non… je n’ai jamais donné mon soutien à Dieudonné. Non, il y a eu toute une histoire… Vous savez, moi je ne crois pas tout ce qu’il y a dans les journaux. C’est peut-être mon travers, et toute cette campagne qui se développait déjà il y a 7-8 ans de ça au moins, contre Dieudonné, j’ai dit je veux voit qu’est-ce que c’est ce type. Bon, je suis allé, c’est vrai je suis allé à une réunion, j’ai payé ma place, je n’étais plus au gouvernement à ce moment-là, et j’ai assisté au spectacle. Et bien je vais vous dire, ça a été très intéressant pour moi, parce qu’aujourd’hui je remarque une chose, c’est qu’il n’est accusé que sur un seul point, c’est qu’il ferait des déclarations antisémites, il ferait un geste…
ODME : la quenelle, qui est comparée dans les médias à un salut nazi inversé…
Roland Dumas : …et moi je suis resté, le sketch a duré à peu près une heure. Sur une heure, il parlé des Chinois, des Africains, dont il s’est moqué, je dois dire ça me choquait même un peu, moi j’aime bien les Africains, et puis quelques minutes sur Israël dans son comportement avec les Palestiniens, mais il n’y avait pas du tout cette ampleur que l’on donne aujourd’hui, on a le sentiment aujourd’hui que cet humoriste ne prend la parole que pour parler de la shoah. Ce n’est pas vrai ; il fait de temps en temps des piques, qui ne sont pas du meilleur goût, c’est vrai, mais enfin, c’est comme ça… mais qu’on le présente comme un laudateur ce qui est honteux, mais honteux, de ce qui s’est passé,contre les Juifs pendant l’occupation nazie, je trouve que c’est scandaleux !
ODME : Merci pour cet entretien.
RD : Merci.
François Belliot et Khaled AbdelHafiz pour l’Observatoire Des Mensonges d’Etat et upsyrianews.com.
notes
i Éd le Cherche Midi, 2013
ii Mossadegh (1882/1967), premier ministre en 1950/51, et en 1952/53. Sa décision de nationaliser le pétrole lui attire les foudres des Anglo-saxons, qui le renversent en montant l’opération Ajax, ce qui est définitivement prouvé par des documents déclassifiés en 2013.
iiiGeorge H. Bush
iv Le lobby pro-israélien et la politique étrangère des États-Unis, John Mearsheimer&Stephen Walt, éd La Découverte. Ce livre montre, avec un grand luxe de faits et d’arguments, comment les lobbies pro israéliens (AIPAC, WINEP, Anti Defamation League, etc), ont pris le contrôle de la politique étrangère des États-Unis pour la détourner au profit de l’état d’Israël. L’historien Paul-Éric Blanrue a rédigé un ouvrage comparable sur l’influence des lobbies pro-israéliens en France : Sarkozy, la France et les Juifs, éd Oser Dire, 2009. Je recommande vivement la lecture de ces deux ouvrages.
v La vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=vE4DgsCqP8U
vi A la fin de l’entretien, M. Dumas nous dira que Laurent Fabius est le seul de tous les ministres des affaires étrangères qui lui ont succédé depuis 1993 à ne l’avoir jamais appelé pour lui demander des informations ou des conseils.
vii Cette décision prompte et tranchée est d’autant plus surprenante si l’on se souvient qu’en avril 2008, François Hollande, en tant que secrétaire général du Parti Socialiste, avait porté la motion de censure à l’assemblée nationale pour protester contre la décision de Nicolas Sarkozy d’entrer dans le commandement intégré de l’OTAN. Lors de son intervention devant les députés, M. Hollande justifia la motion de censure par « le refus de la réintégration de la France dans l’OTAN », arguant notamment : « Pourquoi mettre fin aujourd’hui à un choix stratégique décidé en 1966 par le Général De Gaulle et maintenu par tous les Présidents de la République ? » (…) « Ce retour vers l’OTAN est non seulement contraire à nos intérêts et il est aussi contradictoire avec la stabilité du monde. ». On ne peut qu’être sidéré par la grossièreté de la palinodie de François Hollande dans la foulée de son élection à la présidence de la publique.
viii Cette campagne de bombardement du 15 avril 1986 a été déclenchée en représailles à un attentat perpétré dans une discothèque de Berlin, dont la responsabilité a été attribuée mensongèrement à la Libye de Kadhafi. On sait aujourd’hui que cet attentat et les faux éléments de preuves présentés pour justifier l’opération el Dorado Canyon sont l’œuvre d’agents du Mossad, de la CIA, et du BND. Pour approfondir cette séquence historique, se reporter dans mon étude en trois parties publiés il y a un an et demi sur le site de l’ODME : http://observatoire-terrorisme.com/lattentat-de-la-belle-en-avril-1986-1er-casus-belli-contre-la-libye-de-kadhafi/
L’idée de Paris était de stationner des troupes au Mali pour pouvoir attaquer à revers l’Algérie, sa véritable cible. C’est l’« opération Serval ».
Le cas de la Libye, la Grande-Bretagne et la France, soutenues par les États-Unis, ont réussi à obtenir une Résolution de sécurité des Nations unies, avec un mandat limité à la protection des populations civiles contre une éventuelle attaque et l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne
Mais d’autres câbles révèlent des inquiétudes plus profondes quant à la dérive de Kadhafi, notamment son ambition de construire des États-Unis d’Afrique pour contrôler les ressources du continent
Les initiatives antérieures de Kadhafi visant à cultiver des liens militaires et économiques plus étroits avec la Russie et la Chine, notamment en accordant l’accès au port de Benghazi à la flotte russe. Dans un câble datant de 2008, il est dit avoir « exprimé sa satisfaction que la force accrue de la Russie puisse servir de contrepoids nécessaire à la puissance américaine ».
L’énorme inondation en Libye « n’était PAS une catastrophe naturelle» (sources du Mossad). Les deux barrages ont été détruits intentionnellement par la MK, en guise d’avertissement, pour ne pas couper l’approvisionnement de l’Europe en pétrole libyen.
L’Afrique a un plus grand potentiel que l’Asie du Sud-Est Nos alliés stratégiques sérieux sont là, les pays membres des BRICS.
Laurent Fabius peut suggérer que les combattants du front al Nosra, c’est-à-dire al Qaida, font du « bon boulot » sur le terrain, et que « Bachar el-Assad ne mériterait pas d’être sur la Terre ».
La Conférence de Berlin 1884 organisée à l’initiative du chancelier allemand Otto von Bismarck entre les grandes puissances coloniales européennes a établi les règles du jeu pour la division de l’Afrique.
Jack Lang a été reconduit par Macron, à 84 ans, à la tête de l’institut du monde arabe. On peut se demander ce que les Arabes nous ont fait pour mériter cela.
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